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Femmes et enfants, les principaux oubliés de la médecine de proximité

La Suisse romande manque cruellement de gynécologues, de pédiatres, de psychiatres et de pédopsychiatres. [AFP - Amélie Benoist/BSIP]
La Suisse romande face à une forte pénurie de pédiatres et de gynécologues / La Matinale / 4 min. / le 18 juillet 2023
La Suisse romande manque cruellement de gynécologues, de pédiatres, de psychiatres et de pédopsychiatres, selon une enquête de la RTS. Cette pénurie finit par peser sur les services des urgences hospitalières.

Si la carence en médecins de famille est bien connue, la RTS s'est penchée sur les autres médecins de proximité nécessaires à une large frange de la population: les gynécologues et les pédiatres.

Selon les données que nous avons récoltées, ces professionnels n'existent pas en nombre suffisant dans les cantons romands, particulièrement en Valais, dans le Jura et à Fribourg.

Moins d'un gynécologue pour 1000 femmes en Suisse romande

Les femmes, qui représentent plus de la moitié de la population suisse, sont les premières victimes de cette carence en médecins de proximité. Le taux de gynécologue par habitante est le plus bas parmi toutes les spécialisations étudiées: moins d'un gynécologue pour 1000 femmes de plus de 14 ans en Suisse romande.

Cette pénurie est particulièrement criante dans le Jura, en Valais et dans le canton de Fribourg, où l'on dénombre moins de 5 gynécologues pour 10'000 femmes.

Le terme de "désert médical" prend tout son sens en Valais, où plus de la moitié des districts du canton ne dénombre aucun gynécologue. Une femme peut ainsi être amenée à parcourir beaucoup de kilomètres pour avoir accès à un médecin.

Les habitantes de Bourg Saint-Pierre doivent par exemple faire 40 minutes de voiture ou passer plus d'une heure dans les transports publics pour un examen.

Pourtant, ce facteur de distance n'est pas pris en compte par le service de la santé publique du Valais, qui a pour mission d'assurer l'accès aux soins de toute la population.

S'ajoute à cela la difficulté d'obtenir une place auprès des rares gynécologues valaisans. "Il y a longtemps, je voulais changer de gynécologue, mais c'était très compliqué, les médecins que j'ai appelés ne prenaient plus de nouvelles patientes", raconte Loïse Moillen, une habitante de Martigny âgée de 27 ans.

Mentir pour obtenir un rendez-vous

Cette forte demande en gynécologie engendre également de longs délais d'attente pour obtenir un rendez-vous. S'il faut patienter en moyenne un mois pour une consultation non-urgente, ce délai peut aller jusqu'à neuf mois selon les cabinets.

Cette longue attente oblige les femmes à avoir recours à certains stratagèmes: "Parfois, je dois mentir pour avoir un rendez-vous plus rapidement. Je dis que j'ai une mycose", confie Loïse Moillen.

Parfois je dois mentir pour avoir un rendez-vous plus rapidement. Je dis que j’ai une mycose

Loïse Moillen, habitante de Martigny

Car l'attente d'un rendez-vous peut s'avérer éprouvante. "J'ai récemment choisi de poser un stérilet. C'est un acte très douloureux. Lorsqu'on prend la décision de le faire, on aimerait que ce soit vite passé. Mais mon rendez-vous n'est que dans six mois", déplore la jeune Valaisanne.

D'après la loi sur la santé, il revient aux autorités cantonales de veiller à la suffisance de professionnels de la santé pour répondre aux besoins de la population.

Contacté, l'Etat du Valais confie concentrer ses efforts sur le manque de médecins généralistes, de pédiatres et de psychiatres, qui représentent, selon lui, une pénurie encore plus critique que celle des gynécologues, étant donné que celle-ci ne concerne que les femmes.

Fribourg, le parent pauvre des spécialistes pour enfants

Concernant les pédiatres, c'est le canton de Fribourg qui remporte la palme de la pénurie. Seulement 18 communes sur 127 peuvent compter sur la présence d'un ou plusieurs médecins pour enfant. Et seules huit communes ont un ou plusieurs pédopsychiatres installés sur leur territoire.

En localisant ces médecins sur une carte du canton, on constate que ce sont surtout les régions rurales qui sont le plus touchées.

Un report sur les urgences

Passablement éloignées des centres urbains, les familles de la Glâne ont de la peine à trouver une place chez un médecin. "Il y a deux pédiatres à cinq minutes de chez moi, mais ils sont débordés. Je dois donc faire plus de 20 minutes de route, traverser la frontière et aller en Gruyère", confie Céline Pittet, infirmière à Mézières et maman d'un garçon de deux ans.

Problème, comme beaucoup de pédiatres, celui de cette famille fribourgeoise ferme son cabinet à 16h en semaine. Elle et son mari doivent usuellement se rendre aux urgences, parfois à l'HFR, ou dans le canton de Vaud, à Payerne, à une vingtaine de minutes en voiture de chez eux. "Je me sens souvent gênée, car je sais qu'en soit ce n'est pas une urgence. Mais nous n'avons pas d'autre choix", poursuit la jeune maman.

Les Pittet ne sont pas les seuls à devoir se reporter sur les urgences. Cette situation engendre une surcharge à l'hôpital cantonal, où le temps d'attente a fortement augmenté ces dernières années à l'unité pédiatrique, passant de 4809 consultations en 2004 à 22'594 en 2022.

"Nos équipes sont épuisées. Il est difficile de garder du personnel sur le long terme et nous peinons à recruter", confie Cosette Pharisa Rochat, médecin adjointe à l'unité pédiatrique.

Selon elle, cette forte hausse des consultations s'explique par le manque de pédiatres dans le canton, mais également par l'accroissement de la population et par un changement des habitudes des parents dans l'utilisation du système de santé.

On est face à un manque de volonté politique

Simon Zurich, vice-président de la Fédération suisse des patients

Pour éviter cet engorgement des urgences pédiatriques, le canton a mis en place un numéro d'urgence payant en 2015. Une fausse solution pour Simon Zurich, vice-président de la Fédération suisse des patients (FSP) et député au Grand Conseil fribourgeois.

"C'est un système coûteux et peu efficace. La plupart du temps, les familles sont finalement redirigées vers les urgences", affirme-t-il. Le constat est partagé par plusieurs parents interrogés.

Pour la Fédération suisse des patients, le problème découle en partie d'un manque de volonté politique. "La manière de pratiquer la médecine a radicalement changé. Aujourd'hui, les médecins travaillent en groupe et ont donc besoin de locaux adaptés. Cela doit se prévoir dans l'aménagement du territoire", soutient Simon Zurich.

Ce Fribourgeois en sait quelque chose. Habitant du Schoenberg, il a vu disparaître les derniers pédiatres de son quartier, faute d'avoir pu trouver des infrastructures adéquates pour travailler en groupe.

"Ce n'est pas normal. On parle ici de la quatrième plus grande ville du canton en termes d'habitants. C'est le quartier le plus jeune de Fribourg, et il n'y a plus aucun pédiatre", déplore-t-il.

Contacté, le service de la santé du canton de Fribourg affirme qu'une réflexion est amorcée dans le cadre d'un contre-projet à une initiative sur les urgences qui sera voté en juin 2024.

Si la pénurie de pédiatres est plus forte dans le canton de Fribourg, elle s'applique à toute la Suisse romande. Selon notre enquête, près de la moitié des districts ont moins de 10 pédiatres pour 10'000 enfants sur leur territoire.

Pourtant, ce nombre de 10 pédiatres pour 10'000 enfants est, selon Pédiatrie Suisse, le nombre minimum de médecin requis pour répondre aux besoins de la population. Et ce pour autant que ces derniers travaillent à 100%.

Carence aussi dans la santé mentale

La Suisse romande enregistre également un fort manque de psychiatres et de pédopsychiatres, surtout dans le Jura, en Valais et à Fribourg.

Parmi ces cantons, neuf districts n'ont tout simplement aucun pédopsychiatre installé sur leur territoire, alors que la demande des jeunes est en constante augmentation depuis 2010. À Fribourg par exemple, seules huit communes sur 127 peuvent compter sur la présence d'un ou plusieurs de ces spécialistes.

Pour Stéphan Eliez, coprésident de la Société suisse de psychiatrie d'enfants et d'adolescents, la différence de taux de présence entre les régions s'explique par le nombre élevé des professionnels venant de l'étranger pour la formation de spécialiste.

"Ces personnes sont plus susceptibles de vouloir se former dans des centres universitaires et urbains, comme Genève ou Lausanne. Il est plus facile d'y trouver un ancrage que dans les centres périphériques, comme à Payerne", estime-t-il.

La Suisse risque d’avoir un sérieux problème de recrutement

Stéphan Eliez, co-président de la Société suisse de psychiatrie d’enfants et d’adolescent

Selon la faîtière, 70% des pédopsychiatres en formation en Suisse ont fait leurs études à l'étranger, une situation fragile pour Stéphan Eliez. "Si les conditions des médecins étaient soudain amenées à être mieux valorisées dans les pays d'où ils viennent, la Suisse risquerait d'avoir un sérieux problème de recrutement de ses professionnels", avertit-il.

Ce constat est partagé par la Société suisse de psychiatrie, qui souligne également le problème éthique d'aller chercher des médecins étrangers dont la formation a été subventionnée par leur pays d'origine.

Revaloriser la profession

Pour Stéphan Eliez, la pénurie est également accentuée par une augmentation du travail à temps partiel, favorisée par une recherche de la nouvelle génération d'un équilibre différent entre vie professionnelle et privée.

"Dix médecins qui arrivent aujourd'hui sur le marché du travail ne remplacent pas forcément l'activité de dix médecins qui partent à la retraite", explique-t-il. D'autant plus que beaucoup de pédopsychiatres sont aujourd'hui proches de cette retraite et que la relève n'est pas assurée, selon les faîtières.

"On a longtemps pensé qu'on avait suffisamment de médecins et on a cherché à limiter la formation. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, mais il va falloir attendre encore six à dix ans pour avoir de nouveaux médecins sur le marché du travail, à partir du moment où on décide d'augmenter le nombre d'étudiants en médecine dans nos universités", conclut Stéphan Eliez.

Pour y arriver, la Société des psychiatres plaide pour une revalorisation de la profession. "Les psychiatres sont nettement moins bien rémunérés que les autres médecins spécialistes, bien que leur formation postgraduée soit l'une des plus longues et des plus coûteuses parmi les disciplines médicales".

Nous avons impérativement besoin de médecins formés en Suisse

Simon Zurich, vice-président de la Fédération suisse des patients

La formation, c'est également ce que prône la Fédération suisse des patients pour pallier le manque de médecins dans plusieurs régions. Pour son vice-président Simon Zurich, la Suisse ne forme pas assez de médecins et encore moins des médecins indispensables comme les pédiatres et les gynécologues.

"Pourtant, nous avons impérativement besoin de professionnels qui soient formés chez nous, qui maîtrisent le terrain sur lequel ils exercent et les particularités de la pratique de la médecine suisse. Cela évite aussi d'engendrer ou d'accentuer les pénuries de médecins dans les autres pays", argumente-t-il.

La FSP ajoute que l'ajustement des points tarifaires aiderait également à mieux répartir les médecins dans les régions et à garder un bon équilibre entre l'offre et la demande, par exemple en fixant une valeur de point tarifaire plus haute pour les professionnels qui manquent et plus basse pour les professionnels qui sont en nombre trop important sur certains territoires.

Léa Bucher

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