Les deux scientifiques, collègues de longue date de l'Université de Pennsylvanie, ont fait leurs découvertes décisives en 2005 déjà; une avancée particulière, en 2015, sera cruciale pour mettre au point des sérums efficaces contre le SARS-CoV2 au cours de la pandémie qui a débuté dans les premières heures de 2020. Des vaccins à acide ribonucléique messager (ARNm) ensuite commercialisés par les laboratoires Pfizer/BioNTech et Moderna: ils ont pris de vitesse toutes les technologies antérieures avec une efficacité de 95% contre la souche initiale du Covid-19.
Le Comité Nobel a souligné que "grâce à leurs découvertes révolutionnaires, qui ont fondamentalement changé notre compréhension de la manière dont l'ARNm interagit avec notre système immunitaire (lire encadré), les lauréats ont contribué au rythme sans précédent de développement de vaccins pendant l'une des plus grandes menaces pour la santé humaine de l'ère moderne". Il a aussi rappelé que le risque d'une nouvelle pandémie "est plus important que jamais".
L'innovation de Katalin Karikó, 68 ans, et de Drew Weissman, 64 ans, leur a déjà valu de nombreuses reconnaissances, dont le Breakthrough Prize en 2022, et le Lasker Award en 2021, souvent considéré comme un précurseur du Nobel. Mais le Comité Nobel attend fréquemment plusieurs dizaines d'années pour reconnaître une percée décisive: "L'Académie pense peut-être qu'il lui faut encore étudier le sujet mais ils devraient gagner un jour", estimait la spécialiste des sciences à la radio publique suédoise SR, Annika Ostman.
En récompensant le duo, le Comité Nobel sort donc de sa pratique habituelle de récompenser des recherches datant de plusieurs décennies.
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"Le prix ultime, impossible à obtenir"
Les deux scientifiques ont pu être joints par téléphone par l'Académie Nobel. Katalin Karikó dormait, c'est son mari qui a pris l'appel.
Elle a dit penser à sa mère à l'annonce de la récompense, elle qui a toujours cru en sa fille, malgré les déceptions: "Il y a déjà dix ans, elle écoutait [les annonces du comité Nobel, ndlr.], alors que je n'étais même pas encore professeure. Elle me disait 'peut-être que ton nom sera prononcé, j'écouterai quand ils feront cette annonce'," a-t-elle déclaré à la radio publique suédoise SR.
"Année après année, elle a écouté. Il y a cinq ans malheureusement, elle est décédée à l'âge de 89 ans. Peut-être a-t-elle écouté depuis le ciel".
Drew Weissman a de son côté d'abord cru à un canular lorsque sa collègue, "Kati", lui a annoncé la nouvelle par téléphone: "J'étais assis sur mon lit, en train d'attendre. Nous nous demandions si quelqu'un était en train de nous faire une farce", a-t-il confié. "Je suis sûr que tous les scientifiques du monde y pensent: c'est le prix ultime, impossible à obtenir", a-t-il ajouté. "Au cours des 30 à 35 dernières années en tant que scientifique, je n'ai jamais imaginé que l'on envisagerait de me décerner un prix Nobel".
Interrogé sur sa manière de célébrer la récompense, Drew Weissman a dit ne pas être un "grand fêtard", ajoutant toutefois: "Mais je sortirai probablement avec ma famille, on mangera un bon dîner et je me remettrai au travail".
Une scientifique "exceptionnelle et inhabituelle"
Chercheuse inconnue et marginalisée à ses débuts, Katalin Karikó était très heureuse de recevoir le coup de fil du Comité Nobel. Et ce d'autant plus qu'il y a une dizaine d'années, son contrat avait été résilié dans la place qu'elle occupait en Pennsylvanie, où elle n'a jamais obtenu de poste permanent, ni de bourse de recherche: "J'étais destinée à être promue et c'est alors qu'ils m'ont rétrogradée, s'attendant à ce que je parte", se souvenait-elle en décembre. A l'époque, elle ne disposait pas de la fameuse carte verte de résidente et elle avait besoin d'un travail pour renouveler son visa.
La biochimiste, qui a consacré de longues années de recherche pointue et novatrice, dans l'ombre, a donc été forcée de changer de travail et à déménager en Allemagne, sa famille ne pouvant pas la suivre dans un premier temps.
Katalin Karikó a obtenu un emploi dans une des firmes qui a développé les vaccins contre le Covid et n'a donc jamais été au chômage, mais elle n'a "jamais reçu de bourse pour ses recherches ni pour l'importance de sa vision", a expliqué Thomas Perlmann du Comité Nobel: "Cette scientifique est exceptionnelle et inhabituelle: elle était très passionnée par cette idée de l'ARN-messager et de son utilisation thérapeutique".
Il ajoute qu'elle a "refusé la tentation de s'écarter de ce chemin et se lancer dans une aventure peut-être plus facile. Cela dit peut-être aussi quelque chose sur sa condition intrinsèque: être une femme et une étrangère. Cela n'a probablement pas rendu sa situation aisée, mais elle ne s'est pas du tout plainte. Elle m'a aussi dit avoir été très heureuse et avoir faire des progrès au fil des ans. Elle n'est jamais restée inactive, mais n'a pas obtenu de forts soutiens, ni un poste fixe ou les moyens de travailler avec une grande équipe. Mais elle a réussi à développer de très bonnes collaborations".
"Où est votre superviseur?"
Katalin Karikó, devenue une spécialiste incontournable de l'ARN messager, a occupé jusqu'en 2022 la vice-présidence au sein du laboratoire allemand BioNTech, associé à la firme Pfizer, qui a produit le premier vaccin distribué dans le monde occidental, l'autre étant fabriqué par Moderna. Elle agit encore aujourd'hui en tant que consultante auprès de l'entreprise BioNTech.
Malgré ses nombreux prix, elle n'a jamais oublié les moments où elle s'est sentie sous-estimée. Quand, dans un univers masculin on lui demandait à la fin de certaines conférences d'experts: "Où est votre superviseur?".
La brillante biochimiste est aujourd'hui professeure à l'Université de Szeged en Hongrie et professeure adjointe de vaccinologie à la Perelman School of Medicine de l'Université de Pennsylvanie. Elle est la treizième femme à obtenir un Prix Nobel de médecine.
Ce Prix s'accompagne d'une récompense de onze millions de couronnes, l'équivalent de 900'000 francs, soit la plus haute valeur nominale (dans la devise suédoise) dans l'Histoire plus que centenaire des Nobel. La Fondation Nobel avait annoncé mi-septembre avoir relevé le montant de cette dotation grâce à sa meilleure situation financière.
Stéphanie Jaquet et les agences
La révolution de l'ARN messager
Katalin Karikó a employé une bonne partie de son temps dans les années 1990 à postuler pour des financements pour ses recherches centrées sur l'acide ribonucléique messager, des molécules qui donnent aux cellules un mode d'emploi afin qu'elles produisent des protéines bienfaisantes pour notre corps.
La biochimiste pensait que l'ARN messager pourrait jouer un rôle clé dans le traitement de certaines maladies, par exemple en soignant les tissus du cerveau après un AVC. Mais l'ARN messager n'était pas dénué de problèmes: il suscitait de vives réactions inflammatoires, étant considéré comme un intrus par le système immunitaire.
Avec son partenaire de recherche Weissman, elle parvient progressivement à introduire d'infimes modifications dans la structure de l'ARN, le rendant plus acceptable par le système immunitaire. Ils franchissent un nouveau palier, en réussissant à placer leur précieux ARN dans des "nanoparticules lipidiques", un enrobage qui lui évite de se dégrader trop vite et facilite son entrée dans les cellules. Leurs résultats sont rendus publics en 2015.
Le principe des vaccins à ARN messager est qu'ils se concentrent sur une petite partie du virus – dans le cas du SARS-CoV-2, la protéine dite "Spike" – et visent à injecter dans l'organisme des brins d'instructions génétiques, appelés ARN messager, ordonnant au corps de fabriquer cette protéine.
Inoffensive en elle-même, cette "spicule" du coronavirus est ensuite détectée par le système immunitaire qui va produire des anticorps.
Différentes prédictions
Aussi favorite dans les prédictions, la recherche sur la narcolepsie et en particulier le rôle clef d'une molécule baptisée orexine dans ce trouble du sommeil. Elle faisait partie des découvertes listées par les personnes expertes dans le domaine: elles citaient les chercheurs français Emmanuel Mignot et le japonais Masashi Yanagisawa pour cette avancée.
Le prix a couronné au cours de l'Histoire des découvertes majeures telles que les rayons X, la pénicilline, l'insuline et l'ADN, mais aussi la lobotomie et l'insecticide DDT, aujourd'hui tombés en disgrâce.
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