Aux Etats-Unis, l'addiction aux analgésiques opioïdes est au coeur d'une crise sanitaire aux conséquences dramatiques. Selon les centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), environ deux millions d'Américains sont aujourd'hui dépendants à ces substances, naturelles ou synthétiques, dont les effets sur l'organisme sont comparables à ceux de la morphine.
En 2016, 42'000 personnes ont succombé à une overdose d'opioïdes et, parmi ces décès, 40% impliquaient des antidouleurs délivrés sur ordonnance.
La Suisse, 7e consommateur d'opioïdes au monde
Ces derniers mois, des scientifiques se sont inquiétés de savoir si une épidémie comparable était imaginable en Suisse. Bien qu'il n'existe pas de données centralisées et aussi détaillées que celles disponibles aux Etats-Unis, leurs travaux mettent en lumière une hausse drastique de l'usage de ce type de produits dans le pays.
L'étude la plus récente, basée sur les données de l’International Narcotics Control Board (INCB) et publiée en juin dans la Revue médicale suisse (RMS), indique que la consommation d’opioïdes forts a été multipliée par 23 entre 1985 et 2015, passant de 18 à 421 mg/habitant/année.
Selon ces chercheurs romands, la Suisse est le septième consommateur au monde, largement au-dessus de la moyenne européenne mais au milieu de celle de ses pays limitrophes, et nettement derrière l'Amérique du Nord.
Ventes en hausse de 80% en huit ans
Les remboursements de ces médicaments -en particulier fentanyl, buprénorphine et oxycodone- par la seule caisse-maladie Helsana ont plus que doublé entre 2006 et 2013, passant de près de 65'000 à 137'000 cas, pointe une autre étude parue l'an passé dans BMC Health Services Research.
Les ventes, elles, évoluent logiquement dans le même sens: de 36 millions en 2008, elles ont progressé de manière constante jusqu'à atteindre 66 millions d'unités vendues en 2016, soit une hausse de 80% en huit ans, selon des chiffres d'Interpharma parus dans Suchtmagazin.
Pas de signe d'une hausse des addictions
D'une manière générale, la prise de tous les antidouleurs forts, pas uniquement opioïdes, tend à augmenter. Mais selon Addiction Suisse, la part de la population qui en fait un usage quotidien et prolongé -qui pourrait dénoter une dépendance-, elle, n'augmente pas: après avoir atteint un pic en 2013 (2,5%), elle est redescendue à 1,8% en 2016, ce qui représente environ 122'000 personnes.
Et à ce stade, rien n'indique que la progression de l'usage d'opioïdes ait eu pour corollaire une multiplication des cas d'addictions.
Alors qu'aux Etats-Unis, le taux de décès liés à la drogue a bondi de 30% entre 2010 et 2015, il a baissé d'environ 10% sur la même période en Suisse. On comptait aux Etats-Unis 16,3 cas d'overdoses pour 100'000 habitants en 2015, contre 1,58 cas en Suisse, soit près de 10 fois moins.
Etienne Maffli, chercheur à Addiction Suisse et auteur de l'étude parue dans Suchtmagazin, déplore toutefois le manque de recul de ces statistiques.
"On n'a pas un thermomètre très direct: si les cas de décès venaient à augmenter, on ne le verrait que deux ou trois ans après, ce qui est déjà bien trop tard. Aux Etats-Unis, les signaux d'alarme n'ont pas fonctionné correctement", avertit le scientifique qui préconise l'établissement d'un système d'alerte précoce.
Réglementation plus forte qu'en Amérique du Nord
Reste que la délivrance d'opioïdes est bien plus réglementée en Suisse qu'en Amérique du Nord. Pour les médicaments les plus forts, une ordonnance spéciale est émise en trois exemplaires comprenant un numéro d'identification unique. Un exemplaire demeure chez le médecin, un auprès de la pharmacie et le troisième auprès de la caisse-maladie.
S'ils reconnaissent que ce système de carnets à souche limite le risque d'abus, les spécialistes cités plus haut déplorent l'absence d'un registre centralisant les prescriptions et le manque de contrôles systématiques, qui permettraient de mieux lutter contre le "tourisme pharmaceutique".
Aujourd'hui, seules les personnes à risque faisant l'objet d'une dénonciation auprès du pharmacien cantonal sont limitées à un seul médecin et une seule pharmacie.
"Le retour à l''opiophobie' serait contre-productif"
La nette hausse du recours à ces substances, utilisées notamment pour traiter les douleurs liées aux cancers, est en partie liée au vieillissement de la population. Mais, pour Etienne Maffli, l'explication réside surtout dans une évolution de l'éthique médicale, qui remet davantage en question "la nécessité de souffrir, et s'interroge sur la manière dont on peut mieux soulager les patients".
Le propos n'est pas de diaboliser les opioïdes. "Le retour à une 'opiophobie', contre laquelle nos aînés ont combattu, serait contre-productif", notent d'ailleurs les auteurs de l'étude publiée dans la Revue médicale suisse.
Toute la difficulté est de savoir où se situe la limite entre une meilleure prise en charge de la douleur et une prescription trop libérale d’opioïdes qui pourrait constituer un risque. "On ne sait pas vraiment où se situe l'optimum", insiste Etienne Maffli. La vigilance est donc nécessaire pour, résume-t-il, ne pas "dépasser cet optimum" et risquer un dérapage à l'américaine.
Pauline Turuban
Les opioïdes ne sont pas toujours la meilleure solution
Au fond, ce que défendent aussi ces médecins, c'est que les opioïdes ne sont pas toujours la meilleure solution pour prendre en charge la douleur. Tous s'accordent à dire que le traitement par opioïdes des douleurs aigües, post-traumatiques, chirurgicales et oncologiques ne doit pas être remis en question. Les spécialistes sont en revanche plus réservés en ce qui concerne les douleurs chroniques non cancéreuses.
La RTS a ainsi recueilli le témoignage d'Eric Bianchi, un quadragénaire qui a commencé à souffrir de douleurs insupportables après une banale opération du bras. Malgré la prise d'analgésiques opioïdes, la douleur était permanente. Lorsqu'il a fait une crise de manque après avoir oublié son médicament, le patient s'est rendu compte qu'il était devenu dépendant.
La clinique de la douleur de l'Hôpital de la Tour à Genève l'a alors pris en charge. Eric Bianchi s'est vu proposer plusieurs thérapies alternatives remboursées par l'assurance de base, comme l'hypnose ou la stimulation électrique du cerveau, avant que soit trouvée la solution qui fonctionnait pour lui: la stimulation de la moelle épinière par le biais d'une électrode placée dans l'espace péridural.