L'étude de Google annonçant avoir expérimenté la "suprématie quantique" avec son nouveau processeur est parue mercredi dans la revue Nature après avoir fuité par erreur le mois dernier.
Et la prouesse, c'est une application de la théorie quantique, dont les bases ont été établies il y a un siècle par Max Planck et un certain Albert Einstein. Une découverte qui explique que les particules ne sont pas seulement des objets, mais peuvent aussi se trouver à deux endroits à la fois pendant quelques infimes fractions de seconde, comme des ondes.
Ce principe physique de la dualité ondes-particules, permet une multitude de possibilités qui se superposent.
Bits contre qubits
Pour comprendre ce qu'on peut en faire en informatique, prenons l'exemple du labyrinthe: pour en sortir, les bits d'un ordinateur classique vont explorer les chemins l'un après l'autre – car les bits ordinaires ne peuvent se trouver que dans deux états, le 0 ou le 1 – tandis que la machine quantique sera capable d'explorer deux chemins ou davantage en même temps, car avec ses qubits, elle peut "superposer" des états, être à la fois le 0 et le 1 – ce qui crée un "parallélisme" permettant plusieurs calculs à la fois (lire encadrés).
D'où cette puissance incroyable: moins de quatre minutes pour des équations qui prendraient 10'000 ans avec nos supercalculateurs.
"Accélération phénoménale"
"Cette accélération phénoménale comparée à tous les algorithmes classiques connus est une expérimentation de la suprématie quantique", expliquent les chercheurs dans Nature. Ce calcul, spécifique à cette expérimentation, est selon eux une "étape sur le chemin" de l'ordinateur quantique universel, très attendu dans le monde informatique où il est considéré comme un Graal.
"En franchissant cette étape importante, nous démontrons que l'accélération quantique est réalisable dans un monde réel, et qu'elle n'est pas cantonnée à des lois physiques cachées", soulignent les chercheurs de Google.
Tout un laboratoire pour fonctionner
Toutefois, nos ordinateurs actuels ne seront pas tout de suite bons pour la casse... car pour utiliser les propriétés quantiques extrêmement fugaces des particules, il faut pour l'instant un laboratoire très particulier: la machine de Google, hérissée de câbles, doit être suspendue au plafond pour éviter les vibrations.
Et, surtout, elle ne fonctionne que par une température proche du zéro absolu, soit -273 degrés Celsius. On est encore loin de se faire livrer une telle machine à la maison.
Le physicien Michel Devoret, professeur à l'Université de Yale, compare l'engin aux aéroplanes: "Les premiers", rappelle-t-il, "n'ont fait que quelques mètres en l'air".
Sujet radio: Simon Corthay
Adaptation web: Stéphanie Jaquet et les agences
La limite des 53 qubits
La manipulation des qubits est délicate, car il est difficile de stabiliser leur état quantique – il faut des atomes simples, froids, isolés du monde extérieur.
Plus il y a de qubits – la brique de base de l'informatique quantique – plus la difficulté croît, et les fabricants peinent aujourd'hui à dépasser les 53 qubits.
La mécanique quantique est difficile à comprendre, car elle ne se joue pas au niveau sensible, comme le résume Sundar Pichai, directeur général de Google: "Tandis que l'univers fonctionne fondamentalement à niveau quantique, les humains ne l'expérimentent pas ainsi. De nombreux principes de la mécanique quantique contredisent directement ce que l'on peut observer dans la nature. Mais ses propriétés recèlent un énorme potentiel pour l'informatique".
Prudence face aux annonces
Plusieurs experts invitent à rester très prudents sur l'interprétation de ces résultats.
Les ingénieurs de Google "ont choisi un calcul parfaitement adapté à leur ordinateur quantique (...) mais qui ne sert à rien", estime ainsi le physicien français Alain Aspect, qui a notamment mis en évidence en 1982 les propriétés de l'intrication quantique, à la base de ces machines révolutionnaires.
"En deux mots, si vous faites un circuit automobile avec une très mauvaise route sur lequel une 2 CV est très à l'aise – et qui multiplie les obstacles pour une Ferrari, qui va racler par terre – c'est la 2 CV qui ira le plus vite", poursuit-il. "Je pense qu'on ne pourra parler d'avantage quantique que lorsque l'ordinateur quantique sera capable de faire un calcul utile plus vite qu'un ordinateur classique", selon lui.
Même diagnostic pour l'expert en nouvelles technologies Olivier Ezratty, qui vient de publier l'édition 2019 de son "Comprendre l'informatique quantique", un ouvrage de référence disponible sur internet: "C'est une étape symbolique, un moyen de calmer les critiques et les sceptiques", considère-t-il. "Mais ça n'est qu'une étape sur un chemin qui va prendre encore du temps".
Les informations concernant Google sont sorties au moment où IBM – l'autre poids lourd très avancé dans la course au quantique – annonçait qu'il mettrait en ligne, accessible aux chercheurs et développeurs, une machine quantique de 53 QBits, soit l'équivalent en puissance de la machine de Google.
IBM est du reste sceptique. La firme avance dans un article titré "A propos de la 'Suprématie quantique'" (daté du 21 octobre 2019) que "une simulation idéale de la même tâche [que celle opérée par le Sycamore] peut être effectuée sur un système classique en deux jours et demi, avec un plus grande fiabilité", et non pas en 10'000 ans, comme l'annonçait Google.
afp/sjaq