Silvia Quarteroni: "Les postes seront redéfinis grâce à l'automatisation de l'intelligence artificielle"

Le développement et la théorisation de l'intelligence artificielle (IA) ne datent pas d'hier. Invitée de La Matinale mercredi, Silvia Quarteroni estime même qu'il faut sans doute remonter aux années 1950, voire 40, pour retrouver les vrais pionniers et pionnières de l'IA, des chercheurs et des professeurs pour l'essentiel.

Si les entreprises utilisent depuis plusieurs années l'intelligence artificielle, la prise de conscience du potentiel de l'IA est encore plus récente. Pour Silvia Quarteroni, responsable de l'innovation au sein du Swiss Data Science Center (SDSC), c'est OpenAI et son produit ChatGPT qui ont transformé cette perception du grand public.

OpenAI, un "déclic" pour le grand public

"Il y a à peu près une année, l'approche des entreprises était de faire des produits dopés à l'intelligence artificielle, mais qui n'étaient pas des interfaces directes, avec un outil qui apprend et qui interagit avec nous", explique celle qui a longtemps été chercheuse dans les systèmes de questions-réponses interactives, ancêtres des Chatbot.

Ainsi, si les moteurs de recherche ou des applications de contenus comme Netflix utilisaient déjà des techniques sous-jacentes à celles de ChatGPT, elles restaient cachées. "C'est donc en novembre dernier, avec l'ouverture au public de ChatGPT, que beaucoup de personnes se sont rendues compte pour la première fois des opportunités qu'offrait l'intelligence artificielle", décrypte Silvia Quarteroni.

>> Revoir le reportage du 19h30 de décembre 2022 sur l'arrivée de ChatGPT :

Un véritable "déclic" aussi permis par la gratuité et la facilité d'accès. "Aujourd'hui, il est de plus en plus facile de développer des applications informatiques qui tirent parti de ces technologies avec des coûts relativement limités. Donc, tout le monde peut s'y mettre", s'enthousiasme-t-elle.

Un impact "positif" sur la vie des gens

Plagiat, vol de contenus protégés et surtout remplacement de l'humain par la machine: si l'intelligence artificielle fait rêver, beaucoup anticipent un avenir plus sombre en lien avec cette technologie. En France, l'entreprise Onclusive, spécialisée dans la veille médiatique, a par exemple récemment annoncé la mise en place d'un plan social, en précisant que plus de 200 employés seraient licenciés d'ici juin 2024 pour être remplacés par de l'IA.

Si Silvia Quarteroni reconnaît que certains postes disparaîtront, elle préfère appréhender l'intelligence artificielle sur l'angle des opportunités. "Enormément de nouveaux types de postes seront créés et sont déjà créés. Des postes techniques, mais aussi des postes de création de contenus, d'entraînement et de feedbacks humains", précise-t-elle.

Je me dis que si les grandes entreprises, des multinationales comme les GAFAM ont industrialisé aussi rapidement ces nouvelles technologies, c'est qu'il y a un impact concret, pragmatique, positif sur la vie des gens

Pour la binationale suisso-italienne, l'IA doit d'abord être "un support à la prise de décision humaine". La technologie doit donc servir "à digérer de grandes quantités de données pour permettre de prendre ensuite une décision informée".

La chercheuse reste par ailleurs persuadée que dans son ensemble, cette nouvelle technologie est développée pour le bien de l'humanité, car ce sont justement des humains et non des intelligences artificielles qui sont aux commandes.

"Je me dis que si les grandes entreprises, des multinationales comme les GAFAM ont industrialisé aussi rapidement ces nouvelles technologies, c'est qu'il y a un impact concret, pragmatique et positif sur la vie des gens", ajoute-t-elle.

Des moyens de contrôle à améliorer

L'intelligence artificielle ne cesse de se développer et de gagner en puissance. Pour la responsable de l'innovation du SDSC, c'est un des défis auxquels il faut savoir répondre. Les IA ont notamment des biais et sont souvent capables d'inventer des choses totalement fausses qu'il faut pouvoir repérer.

"A l'époque, la production de textes ou d'images était beaucoup moins puissante et on détectait tout de suite la nature artificielle et fausse de certains contenus produits. Aujourd'hui, le contenu est parfois si plausible qu'on peine à se rendre compte de ce qui est juste ou faux", admet-elle.

>> Revoir le reportage du 19h30 :

"La détection n'est pas une affaire simple. Les systèmes qui détectent automatiquement les 'hallucinations' et les dérives de l'IA n'ont pas une précision suffisamment élevée pour qu'on puisse leur faire confiance", précise-t-elle encore.

Pour la chercheuse, il faut donc continuer à "entrer des données de plus en plus vérifiées et vérifiables", mais aussi s'assurer que des "surcouches de contrôle" soient appliquées. En d'autres termes, l'idée est donc de développer des intelligences artificielles de contrôle... de l'intelligence artificielle. Un véritable défi qui fait déjà l'objet de nombreuses recherches.

L'IA locale face aux GAFAM

Fruit d'une collaboration entre l'EPFL et l'EPFZ, le Swiss Data Science Center propose des solutions sur mesure pour de nombreuses entreprises suisses et internationales qui ont une forte présence dans le pays.

Mais alors que le secteur de l'IA se développe à toute vitesse, est-ce possible pour une entité académique suisse de régater avec les géants du net bien établis que sont Google, Facebook ou encore Amazon?

On réussira à adapter cette innovation à la réalité de la Suisse

Silvia Quarteroni veut croire à un développement local de l'intelligence artificielle. D'après elle, le SDSC possède d'ailleurs plusieurs avantages. "Nous représentons une entité académique, c'est-à-dire avec un point de vue neutre. On ne cherche pas à positionner un produit, c'est une première différence. Deuxièmement, nous avons une expertise assez pointue qui n'est pas forcément facile à retrouver ailleurs. Enfin, il y a le troisième aspect, qui est le local. Mettre des données dans un cloud américain n'est pas une décision facile pour beaucoup d'entreprises, notamment dans les secteurs de la finance ou de la santé", observe-t-elle.

"On ne va probablement pas réussir à répliquer ChatGPT", continue-t-elle. "Mais on réussira à adapter cette innovation à la réalité de la Suisse. La Suisse a une excellence manufacturière, elle est excellente sur la précision et la qualité. Il faut apporter ce même paradigme à l'IA et adapter le modèle aux exigences spécifiques des entreprises et du secteur public suisse", conclut-elle.

Propos recueillis par Valérie Hauert

Adaptation web: Tristan Hertig