Quand je sors de ma chambre, ça crie et j'ai rien d'autre à faire. Alors je préfère rester sur mon téléphone
A l'aide d'un petit chronomètre distribué par l'enseignant, Elise a calculé passer six heures par jour sur son téléphone. C'est une heure de plus que la moyenne des jeunes de son âge. Avec ses camarades de 8P, elle essaie de comprendre pourquoi: "Quand je sors de ma chambre, ça crie et j'ai rien d'autre à faire. Alors je préfère rester sur mon téléphone".
Au fur et à mesure que les élèves et leur professeur réfléchissent aux raisons pour lesquelles les écrans prennent une aussi grande place dans leur vie, le documentaire met en lumière les habitudes familiales. Et quelles que soient les configurations parentales, le manque de disponibilité des adultes - qu'il soit un choix ou non - est frappant.
Dire aux jeunes: 'vous êtes des drogués' n'amène rien. Par contre, casser cette idée d'addiction permet de relégitimer le pouvoir des parents pour mettre un cadre
Niels Weber, psychologue et thérapeute de famille à qui nous avons demandé de visionner le film, estime qu'"il ne faut pas tomber dans le piège de la culpabilisation. Le but, ce n'est pas de dire aux parents: 'Occupez-vous mieux de vos enfants!' Ce serait un message beaucoup trop réducteur. Par contre, quand on donne la parole aux enfants et qu'ils nous disent: 'J'utilise mon écran parce que je n'ai rien d'autre à faire', on a la solution: il faut proposer des alternatives."
Apprendre à gérer la frustration
De dire: "Vous êtes des drogués, par exemple, n'amène rien. En revanche, casser cette idée d'addiction permet de relégitimer le pouvoir des parents pour mettre un cadre. Si vous enlevez l'accès aux écrans à vos enfants, ce sera la crise mais ça ne mettra pas la santé de votre enfant en danger." Pour Niels Weber, la crise est l'expression de la frustration. Sentiment désagréable, même pour les adultes. Mais plus tôt on apprend à gérer le sentiment de frustration, plus ce sera facile de s'autogérer plus tard et de se dire: "Ma foi, je ne verrai pas la fin de ma série ce soir. Je regarderai le dernier épisode demain. Je suis frustré, mais je m'en accommode". Pour le spécialiste, "Il n'y a aucune raison qu'un enfant ou un adolescent s'arrête lui-même d'utiliser un écran. C'est à l'adulte de fixer une limite et surtout de proposer des alternatives."
On doit pouvoir répondre au besoin de sociabilisation en disant: "on va créer un contexte dans lequel tu vas voir tes amis. Mais il n'y aura pas besoin de téléphone"
Quand un ou une adolescente nous dit: "Vous ne pouvez pas m'enlever mon téléphone ou mes réseaux sociaux parce que c'est mon seul accès à mes amis", ce qu'on doit comprendre, c'est: "J'ai besoin de mes amis. Il s'agit d'un vrai besoin, contrairement au pseudo-besoin d'écrans. On doit pouvoir répondre au besoin de sociabilisation en disant qu'on va créer un contexte dans lequel il ou elle va voir ses amis. Mais il n'y aura pas besoin de téléphone."
Pour que ces besoins puissent s'exprimer et être entendus, il est nécessaire d'aménager des moments où tout le monde joue le jeu, où adultes et enfants vont faire l'effort de mettre les écrans de côté pour échanger et rester en lien.
L'accompagnement plutôt que l'interdiction
Plutôt que d'interdire, Niels Weber recommande d'accompagner les jeunes dans leur usage du numérique. "Le modèle de l'interdiction, on sait que c'est un modèle qui ne marche pas car il y a toujours des moyens de le contourner. Par contre, accompagner et réfléchir ensemble à quel moment il est judicieux d'entrer dans ces univers et de le faire, non pas d'un coup, avec tous les outils à disposition mais progressivement, c'est beaucoup plus efficace."
Devenir des citoyens numériques responsables
Le spécialiste en hyperconnectivité compare cet apprentissage au permis de conduire: "On n'imaginerait pas confier les clés d'une voiture à un adolescent sans formation préalable. De même, l'éducation numérique doit permettre d'acquérir à la fois des compétences techniques mais surtout de gestion: "Quelles sont mes priorités? Qu'est-ce que je veux faire? Est-ce que j'ai besoin d'un écran ou pas? Cette éducation passe par l'école, mais aussi et surtout par les parents. L'objectif est d'apprendre aux jeunes à devenir des "citoyens numériques" responsables, capables de gérer leur usage des écrans de manière autonome."
Mais pour y arriver, un encadrement de qualité et donc une disponibilité des adultes est indispensable. Pour bien des parents, cela représente déjà la charge mentale de trop. D'autant plus face à des plateformes de contenus numériques qui traquent notre attention sans répit. "Leur modèle économique fonctionne sur la captation de notre attention et la gestion de nos émotions. Développer des réseaux sociaux basés sur un autre modèle serait bien moins problématique", rappelle Niels Weber.
Muriel Reichenbach - RTS Les Documentaires
"Et si on levait les yeux ?", de Gilles Vernet, est disponible sur PlayRTS jusqu’au 23 janvier 2025
Le livre "Les écrans, je gère" de Niels Weber avec les illustrations de Clémentine Latron, Editions Magenta, 2023 - Marre des conflits en famille à propos du temps passé sur les écrans? Ce livre décrypte le fonctionnement des jeux vidéo, des algorithmes, des réseaux sociaux et revient sur de nombreuses idées reçues (car devenir YouTubeur, ce n’est pas si simple…).
Trois conseils à retenir :
1. Ne vous focalisez pas sur le temps d'écran! Mais plutôt sur les besoins réels des enfants. Si vous pouvez établir ce que vous attendez de la part de vos enfants pour que vous soyez rassurés (moments privilégiés, sorties, sports, musiques, études, etc.), le nombre d'heures qu'ils passeront sur les écrans importera peu.
2. Quel âge pour avoir son premier smartphone personnel? Idéalement 15-16 ans. Mais avant cela, identifiez quelles seraient les raisons d'en acheter un. Vous avez besoin d'être rassurés parce que votre enfant doit désormais prendre le bus et vous pensez avoir besoin de le joindre? Achetez un téléphone à touche qui permettra cette fonction. Et en parallèle, découvrez les réseaux sociaux à la maison avec eux, sur un appareil qui reste à domicile, si vous craignez qu'ils et elles ne se sentent exclus.
3. Un usage excessif et envahissant est toujours symptomatique de quelque chose d'autre, mais n'est jamais le problème en lui-même. Un ou une ado qui se démotive, se désintéresse et passe de plus en plus de temps sur son téléphone est potentiellement un signe d'une situation de cyberharcèlement. Questionnez alors les ados sur leur ressenti, pas sur leur utilisation du téléphone.
Pour en savoir +
3-6-9-12+ : Conseils de praticiens de terrain, de chercheurs et d'universitaires, pour une éducation du public aux écrans et aux outils numériques. Ils et elles s'appuient sur les balises 3-6-9-12 imaginées par Serge Tisseron.
Action Innocence : Des contenus destinés aux enfants et adolescents ainsi qu’aux parents qui souhaitent les accompagner dans leurs pratiques numériques. La fondation promeut un usage sain et modéré des écrans
ainsi qu'une pratique sécurisée, citoyenne et responsable des outils numériques.