Publié

La photographie animalière face au débat éthique de l'appâtage

Photo d’animaux: L’envers du décor
Photo d’animaux: L’envers du décor / Mise au point / 12 min. / le 1 septembre 2024
Les photos et vidéos d'animaux sauvages sont une véritable tendance sur les réseaux sociaux. Mais comment les photographes, parfois amateurs, réussissent-ils à capturer de tels clichés? La question suscite un véritable débat éthique, puisque les animaux sont souvent attirés à l'aide d'appâts.

Trois touristes s'apprêtent à pénétrer au cœur de la Taïga finlandaise, une bande de forêt sous surveillance longue de plus de 1300 kilomètres qui marque la frontière avec la Russie. En temps normal, personne n'a le droit d'y accéder, sauf exception. Ces touristes ont acheté ce droit, en passant par un centre d'observation photographique.

Nichés dans une petite cabane en bois, ces amateurs de photographie animalière dégainent leur matériel, des appareils photos et objectifs longue portée. Il est 16h et les trois amies vont veiller jusqu'au petit matin, à une époque de l'année où il ne fait jamais nuit. "C'est magnifique, j'aime cette nature en Finlande et les ours. C'est la quatrième fois que je suis là et j'adore", témoigne Jacqueline, l'une des trois touristes, dimanche dans l'émission Mise au Point.

Ce n'est pas naturel, ça a un côté artificiel et je ne vois pas beaucoup de différence entre cela et le fait d'aller photographier des animaux dans un zoo

Neil Villard, photographe animalier suisse

Des animaux nourris

A 200 euros la nuit, les touristes paient cher leur séjour dans cette petite cabane. Alors, pour leur garantir la présence d'ours ou d'autres prédateurs, les animaux sont nourris: du saumon et des croquettes pour chien, un menu validé par le gouvernement finlandais.

"Je mets aussi de la viande congelée pour que les corbeaux et les mouettes ne puissent pas la voler. J'en cache à différents endroits, pour que les prédateurs la sentent, essaient de la trouver, que cela crée un peu de mouvement", explique Kari Kemppainen, codirecteur du Boreal Wild Life Center, le centre d'observation photographique.

 "Les gens aiment bien quand les ours se mettent debout pour essayer d'attraper le saumon. Parfois, il y a aussi des gloutons qui grimpent aux arbres. C'est pour cela qu'on met de la nourriture très proche des cabanes: ainsi, les gens peuvent les cadrer de très près", précise-t-il encore.

Si le nourrissage permet d'attirer l'attention, de faire connaître une espèce et tout un écosystème, ça a un réel intérêt

Olivier Larey, photographe naturaliste et co-fondateur du Boreal Wild Life Center

En quelques jours d’observation seulement, les touristes auront ainsi obtenu des clichés qui nécessitent habituellement des semaines de patience. Ces images se retrouvent ensuite souvent sur les réseaux sociaux. Accompagnées de musiques ou de trucages, les photos et vidéos font appel à nos émotions, mais ne mentionnent en général jamais le fait que les animaux ont été nourris.

Se faire oublier de la nature

Parmi les rares photographes animaliers suisses qui vivent de leur art, Neil Villard suit une méthode radicalement opposée. Des années d'expérience et de connaissance du terrain permettent à ce naturaliste de mettre toutes les chances de son côté. Ce soir-là, quelque part dans le Jura, il est parti à l'affût du loup, l'un des prédateurs les plus difficiles à observer.

"Je lave de temps en temps ma veste, mais là, elle a vraiment l'odeur de la forêt. Souvent, je la laisse sous un arbre pendant des jours (...) Refaire un tout avec la nature et disparaître aux yeux des autres, c'est l'apogée de l'art de l'affût", explique-t-il en chuchotant.

Un lynx photographié par Neil Villard en 2019 dans le Jura. [https://www.instagram.com/neilvillard/ - Neil Villard]
Un lynx photographié par Neil Villard en 2019 dans le Jura. [https://www.instagram.com/neilvillard/ - Neil Villard]

Pour le photographe, la patience fait partie de cet art et nourrir les animaux sauvages est une pratique fondamentalement différente. "Ce n'est pas naturel, ça a un côté artificiel et je ne vois pas beaucoup de différence entre cela et le fait d'aller photographier des animaux dans un zoo", juge-t-il.

Pourtant, les clichés ont au final la même valeur marchande. "Actuellement, le prix est plus ou moins le même pour une image qui aurait été faite après avoir nourri des ours avec des croquettes ou celle de quelqu'un qui va passer des semaines et des semaines pour essayer de ramener le cliché d'un ours dans les Pyrénées", regrette-t-il.

Sensibiliser le grand public

Cofondateur du Boreal Wild Life Center, Olivier Larey, photographe naturaliste de renom, est bien conscient que le nourrissage d'animaux sauvages divise. Mais pour cet amoureux de la nature, biologiste de formation, il s'agit d'assurer la défense d'animaux encore largement pourchassés.

Un ours brun se tient debout sur ses deux pattes arrière. [Boreal Wild Life Center]
Un ours brun se tient debout sur ses deux pattes arrière. [Boreal Wild Life Center]

"Sans nourrissage, il est impossible de montrer ces animaux au grand public. Alors si le nourrissage permet d'attirer l'attention, de faire connaître une espèce et tout un écosystème, ça a un réel intérêt. Car pour certaines espèces, il y a un vrai risque de disparition", rappelle-t-il

"L'important, c'est d'avoir un maximum de gens qui s'intéressent d'une manière ou d'une autre à la nature. L'indifférence est le pire qui puisse arriver à un milieu naturel ou à des espèces", conclut-il.

Reportage TV: Carol Haefliger

Adaptation web: Tristan Hertig

Publié