Olivier Maulini: "Ce qui pèche par moments dans l'instruction publique, c'est que l'imaginaire ne coûte rien"
Dans cette vaste enquête menée par les syndicats et publiée le 8 août, les enseignantes et les enseignants déplorent une mauvaise image véhiculée dans le public. Ils dénoncent un manque de ressources et de temps pour un métier qui se complexifie et se bureaucratise. La mise en place de l'école inclusive sans moyens suffisants est aussi fustigée.
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Professeur à l'Université de Genève dans l'analyse du métier d'enseignant, Olivier Maulini souligne que ces difficultés ne sont ni inédites, ni particulièrement spécifiques. "L'histoire de l'éducation montre que l'enseignement a toujours été un vrai travail, avec sa part de contraintes, de difficultés et aussi d'idéaux", expose-t-il mercredi dans La Matinale.
"Ce qui fait apparemment rêver aujourd'hui, c'est surtout un hypothétique âge d'or dans lequel le métier d'enseignant faisait rêver les enseignants", assène-t-il. "Donc ce qui nous préoccupe le plus, c'est l'écart grandissant entre le travail réel et ce qu'ils imaginent que devrait être leur profession", poursuit le chercheur, soulignant toutefois que de nombreux métiers sont sujets à des attentes contradictoires.
Libéralisme économique contre concordance nationale
Pour le directeur du Laboratoire Innovation-Formation-Éducation de l'UNIGE, les tensions autour de l'école inclusive cristallisent l'ambivalence principale liée à l'institution scolaire: "Voulons-nous une école qui inclut tout le monde et contribue à la construction d'un lien social fort, ou une école qui légitime des accès inégaux à des places inégales dans la société et sur le marché du travail?"
Selon lui, la Suisse - comme de nombreux autres pays - doit se débattre avec le projet complexe de lier une "logique de libéralisme économique avec une logique de concordance nationale". Or, à l'image du pays, l'école essaie de concilier ces aspects contradictoires: "Ça se négocie au coup par coup, on recherche un équilibre entre une logique d'intégration et une logique de séparation. Et ça se fait parfois de manière claire et revendiquée, parfois de manière plus hypocrite."
Si l'école inclusive c'est le Cervin, et qu'on trouve intéressant de monter sur le Cervin, alors il faut s'équiper pour
Dans le cas de l'école inclusive, il dénonce un décalage flagrant entre les intentions et les actes: "Ce qui pèche par moments dans l'instruction publique, c'est que l'imaginaire ne coûte rien: on peut assigner à l'école des objectifs extrêmement ambitieux et la pourvoir de moyens qui ne sont pas proportionnés."
"C'est de ça que se plaignent souvent les enseignants", poursuit-il. "Si l'école inclusive c'est le Cervin, et qu'on trouve intéressant de monter sur le Cervin, alors il faut s'équiper pour."
Trouver des profs, améliorer l'école
Quant à l'augmentation de la charge de travail administratif, il rappelle qu'il s'agit d'une tendance présente dans de nombreux métiers. "Lorsque vous avez le sentiment de devoir plus travailler à rendre compte du travail qu'à faire le cœur du métier, de devoir remplir des formulaires plutôt que de vous intéresser aux élèves et interagir avec eux, c'est clair que vous perdez du sens de votre activité."
L'Office fédéral de la statistique s'attend à un manque d'environ 10'000 enseignantes et enseignants d'ici 2031. Des pénuries "assez alarmantes", estime Olivier Maulini. En réponse, de nombreux cantons veulent prendre des mesures en instaurant des filières de formations raccourcies ou des passerelles express qui font parfois grincer des dents.
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L'enjeu: fidéliser les jeunes profs
Pour le chercheur, il faut jouer sur les deux tableaux. À court terme, ces voies alternatives sont utiles pour atténuer la pression. "Ce qui serait dangereux, c'est que la filière auxiliaire devienne la filière principale, parce que la profession a besoin d'une solide formation initiale", prévient-il.
Enfin, à plus long terme, ces pénuries appellent peut-être à des changements plus profonds: "En comparaison internationale, on constate que plus les systèmes scolaires sont efficaces (...) et plus les enseignants ont le temps de bien faire leur travail, plus le métier attire la relève", souligne Olivier Maulini.
Il note toutefois que beaucoup de jeunes ont encore envie d'enseigner. "Ils découvrent ensuite les réalités et doivent faire avec. Mais les jeunes générations ont un rapport au travail plus flexible, plus opportuniste", observe-t-il. L'enjeu n'est donc pas tant d'attirer de jeunes profs, mais de faire en sorte qu'ils ne quittent pas le navire en cours de route.
Propos recueillis par Aleksandra Planinic
Texte web: Pierrik Jordan
Un métier rendu plus éprouvant par la remise en cause des hiérarchies statutaires
L'école fait souvent l'objet de débats sur le rôle social qu'elle devrait - ou ne devrait pas - jouer. Mais pour Olivier Maulini, croire que ce rôle a drastiquement changé est une "illusion d'optique".
"La double fonction d'instruction et d'intégration sociale a existé dès la naissance de l'école publique. Il s'agissait d'instruire les enfants pour les inclure socialement, et de créer des groupes dans les établissements pour faciliter l'instruction", explique-t-il.
"Ce qui s'est complexifié, ce sont les contradictions dans les exigences du reste des acteurs, comme les parents d'élèves ou les représentants politiques, vis-à-vis des différentes fonctions de l'école publique." Et selon lui, cette principale évolution est liée à "une forme d'aplatissement des hiérarchies statutaires" issue de l'évolution démocratique des sociétés.
"Il fut un temps où l'autorité venait du statut, pour l'instituteur comme pour le maire, le médecin ou le prêtre. Aujourd'hui, toutes ces fonctions peuvent être mises en cause par en bas, pour le meilleur et pour le pire. On peut se plaindre que ces fonctions sont de plus en plus difficiles, mais lorsque des initiatives qui viennent de la base remettent en cause l'autorité des prêtres dans les paroisses, par exemple, s'il s'agit de protéger les enfants, on trouve plutôt ça positif."