Panteleimon Giannakopoulos: "Quand on travaille avec des délinquants avec pathologies psychiatriques, c'est de la dynamite"
Des questions et de la stupeur. C'est ce qui ressort dans la presse alémanique après le meurtre d'une femme de 75 ans par un homme de 32 ans traité à la Clinique psychiatrique universitaire de Bâle (UPK). L'individu, qui souffre d'une schizophrénie paranoïde, mais aussi de troubles de la personnalité, avait tué deux femmes et blessé grièvement une troisième personne en 2014.
Un tribunal l'avait alors condamné à une mesure stationnaire. Mais un assouplissement graduel des mesures lui a finalement permis de sortir seul de l'enceinte de la clinique la semaine passée. C'est à ce moment-là qu'il aurait poignardé à mort cette septuagénaire. L'emploi du conditionnel reste de mise puisque la présomption d'innocence demeure. De leur côté, les autorités bâloises n'en disent pour l'instant pas plus sur les raisons qui ont permis cette sortie non accompagnée. L'affaire sera traitée en interne de l'UPK, mais fera également l'objet d'une enquête externe.
Invité de l'émission Forum mardi, Panteleimon Giannakopoulos, psychiatre, chef du service des mesures institutionnelles aux HUG mais aussi directeur médical de Curabilis, établissement pénitencier fermé accueillant des adultes privées de liberté et sous mesure thérapeutique institutionnelle, a répondu aux questions de la RTS.
RTSinfo: Comment un homme qui souffre de schizophrénie paranoïde et de troubles de la personnalité, qui a tué deux femmes il y a dix ans, peut bénéficier d'une sortie non accompagnée?
Panteleimon Giannakopoulos: Dans le Code pénal suisse, il y a une distinction assez claire entre les peines et les mesures. Les mesures sont prononcées suite à une expertise pour des personnes qui ont des pathologies psychiatriques qui ont impacté leur responsabilité quand ils sont passés à l'acte. La mesure est donc très bien balisée en Suisse et elle implique une première phase qui est en milieu fermé. Mais par la suite, il y a une évolution de la mesure qui correspond à l'article 59 du Code pénal et qui s'effectue dans un milieu ouvert et dans ce cas-là, dans un hôpital psychiatrique.
On est dans un sujet qui est socialement et politiquement très chaud et on peut avoir des situations qui dérapent, car très clairement, le risque zéro n'existe pas
Dans un tel milieu, la détention en tant que telle n'est plus nécessaire. On juge que la personne peut faire son évolution tout en ayant une restriction par rapport à ses mouvements. C'est-à-dire qu'elle ne peut pas sortir n'importe où, ni n'importe comment.
Mais il s'agissait là d'une sortie non accompagnée.
Oui, mais au début, les sorties sont accompagnées. Les sorties non accompagnées sont autorisées dans chaque canton par ce qu'on appelle les autorités d'exécution des peines et des mesures. Il y a une demande qui est faite par les médecins et les soignants et par la suite, c'est cette autorité qui se prononce. Ce n'est pas la personne qui décide d'ouvrir la porte et qui part, ça ne se passe pas comme ça.
Est-ce qu'on peut toutefois parler ici d'un échec du système? Malgré tout le suivi psychiatrique, ce jeune homme a récidivé.
Pour parler d'un échec du système, il faut une analyse précise du cas. On ne peut pas le dire de façon générale. Par contre, il faut être conscient du fait que quand on travaille avec des personnes délinquantes qui sont passées à l'acte et qui ont des pathologies psychiatriques, c'est de la dynamite. On est dans un sujet qui est socialement et politiquement très chaud et on peut avoir des situations qui dérapent, car très clairement, le risque zéro n'existe pas.
Il faut être humble et honnête et ne pas pécher par angélisme en considérant que toute situation clinique est soignable
Il y a aussi un autre élément qu'il faut prendre en considération, c'est que toutes les personnes ne sont pas soignables. La grande majorité peut l'être, mais pas toutes.
Le risque zéro n'existe pas, qu'est-ce que cela veut dire? Que si on estime qu'il y a un risque de récidive de 5%, on prend ce risque, on laisse la personne sortir?
Il faut bien comprendre que la mesure, contrairement à la peine, n'a pas de limite dans le temps dans le Code pénal (...) elle est renouvelable chaque cinq ans. Plusieurs avocats ont déjà signalé que cela peut être une sorte de perpétuité déguisée. C'est-à-dire qu'on peut garder les personnes sous le regard d'un psychiatre ou d'un thérapeute et limiter fortement sa liberté.
Donc à un certain moment, on doit faire une pesée d'intérêts entre ce qui est l'exposition au niveau de la société et ce qui peut être un risque de récidive par rapport à un acte criminel. Cela a probablement été fait dans le cas de Bâle. Mais dans quel contexte? Est-ce que toutes les précautions d'usage ont été prises? Ça, c'est seulement l'enquête qui va le montrer.
Mais est-ce qu'il ne faudrait pas plus de fermeté, en interdisant par exemple les sorties non accompagnées, voire en interdisant toute sortie pour limiter au maximum les risques?
C'est une question qui s'est posée et qui a même été mise en place à Genève à l'époque de l'affaire Adeline. C'est-à-dire interdire à toutes les personnes de sortir. Dans ces conditions, évidemment, le risque devient le risque zéro. Mais c'est une question de choix de société de savoir si on imagine que la réinsertion est possible.
En Suisse, le choix a été fait de promouvoir la réinsertion tout en prenant le maximum de garanties possibles
A Curabilis, il y a chaque année environ la moitié des personnes, soit une quarantaine, qui sortent en milieu ouvert. On peut dire que 80% vont aller progressivement vers plus de liberté, mais que dans 20% des cas, on est conscient, après une analyse approfondie, qu'on ne peut pas faire plus à cause du risque de récidive.
Il faut être humble et honnête et ne pas pécher par angélisme en considérant que toute situation clinique est soignable. Après, il est évident que prendre les personnes et les amener vers des sorties accompagnées, puis non accompagnées, est un pas vers la réinsertion, avec l'objectif qu'un jour, elles puissent avoir une libération conditionnelle pour retourner dans le corpus social. Mais encore une fois, c'est un choix de société. On pourrait tout à fait arrêter d'investir dans la réinsertion en considérant qu'il faut juste garder les personnes enfermées. Mais cela a aussi des considérations éthiques. En Suisse, le choix a été fait de promouvoir la réinsertion tout en prenant le maximum de garanties possibles.
Propos recueillis par Valentin Emery
Adaptation web: ther