Les Suisses se prononceront le 10 février sur l'initiative des Jeunes Verts contre le mitage du territoire, qui demande le gel pour une durée illimitée de la surface totale des zones à bâtir. Ce texte intervient alors que la révision de la loi sur l'aménagement du territoire (LAT), acceptée par le peuple il y a cinq ans, n'a pas encore déployé tous ses effets.
>> Voir aussi notre grand format : Un demi-siècle de mitage en cartes et en images
L'entre-deux-guerres: les prémices du débat
En Suisse, la problématique de l'aménagement du territoire trouve son origine dans l'entre-deux-guerres. C'est l'architecte lucernois Armin Meili qui, en 1933, plante les premières graines du débat dans une conférence intitulée "Un plan national pour l'aménagement du territoire en Suisse". Dans la foulée, il développe ses réflexions dans un long article publié dans la revue L'Autoroute.
En 1941, le canton de Vaud fait oeuvre de pionnier: la loi vaudoise sur la police des constructions introduit en effet pour la première fois dans le droit la notion de zonage, sans toutefois mentionner explicitement le terme.
L'aménagement du territoire est devenu un sujet sérieux au niveau national dans les années 1960, lorsque la population a dû voter.
Les années 1940 voient l'aménagement du territoire gagner ses lettres de noblesse. La création en 1943 de l'Association suisse pour l'aménagement national (ASPAN, devenue aujourd'hui EspaceSuisse) lui donne une existence institutionnelle au niveau fédéral. La même année, la fondation d'une centrale pour l'aménagement du territoire à l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich assoit sa légitimité scientifique.
Les Trente Glorieuses: les défis de la croissance
A partir des années 1950, alors que la Suisse se lance dans de grands projets d'infrastructures - barrages hydroélectriques, autoroutes, etc. -, le thème de la gestion du paysage s'affirme peu à peu dans l'opinion. Cette préoccupation ne se calmera qu'avec le choc pétrolier de 1973. Entre-temps, la surface bâtie aura doublé en Suisse, dopée par le baby-boom et la croissance économique.
Dans les années 1960, l'extension rapide et souvent désordonnée des constructions ainsi que la pression politique venue des milieux paysans ou de la gauche poussent les autorités à agir. L'article constitutionnel relatif à la protection de la nature est adopté en 1962. Objectif: lutter contre la hausse des prix fonciers et la dégradation des sites.
La longue marche vers la loi sur l'aménagement du territoire
En 1969, le peuple accepte de justesse d'introduire le principe de l'aménagement du territoire dans la Constitution. L'article 22 quater accorde à la Confédération la compétence en matière d'aménagement du territoire et fixe deux principes: "assurer une utilisation judicieuse du sol et une occupation rationnelle du territoire". "C'est à ce moment-là que l'aménagement du territoire est devenu un sujet sérieux au niveau national", affirme Michel Matthey, spécialiste de la question.
Mais avant même que cet article constitutionnel ne soit appliqué, c'est la loi fédérale sur la protection des eaux, votée en 1971, qui aura une incidence en matière de planification des sols. Ce texte oblige le raccordement des constructions aux réseaux d'eau et d'épuration, ce qui incite les communes à restreindre la taille de leurs zones à bâtir.
Un an plus tard, dans l'attente d'une loi fédérale sur l'aménagement du territoire (LAT), le Conseil fédéral adopte un arrêté urgent créant un zonage provisoire du pays et délimitant des zones protégées. La loi, votée en 1974, est combattue par référendum et rejetée par la population. Ce n'est qu'en 1980, plus de dix ans après l'adoption de l'article constitutionnel, que la LAT entre en vigueur, dans une version édulcorée par rapport au premier projet.
Après le choc pétrolier, un changement de paradigme
Dans l'intervalle, la situation a radicalement changé. Le choc pétrolier de 1973 marque un arrêt soudain des investissements dans la construction. Pour l'aménagement du territoire, c'est un changement de paradigme: on passe d'une logique de suburbanisation - celle des Trente Glorieuses - à une logique de périurbanisation, relève Michel Matthey.
"Jusqu'en 1975, on avait un développement dans la périphérie des grandes villes. Durant les trente années suivantes, la construction ne s'est plus faite dans les villes ou dans les ceintures, mais à l'extérieur des villes. Et elle ne s'est plus faite sur la base de grands bâtiments, mais de maisons individuelles", explique l'auteur du livre "Aménager le territoire".
Dans les années 1980 et 1990, l'économie helvétique fonctionne au ralenti, tandis que les idées écologiques prennent de l'importance dans le débat politique. C'est dans ce contexte qu'est adoptée la première loi sur la protection de l'environnement en 1983 ainsi que l'initiative pour la protection des Alpes en 1994.
Les questions d'aménagement du territoire passent au second plan, sans disparaître complètement. Ainsi, en 1986, l'initiative sur la protection des marais, dite "initiative de Rothenthurm", est acceptée par le peuple. Les autorités, de leur côté, s'affairent à mettre en oeuvre la loi sur l'aménagement du territoire, au travers notamment des plans directeurs cantonaux.
Depuis l'an 2000, le retour des préoccupations d'aménagement
Il faut attendre les années 2000 et surtout les années 2010 pour voir l'aménagement du territoire redevenir un thème politique majeur en Suisse, sous l'effet de la globalisation, de la reprise économique et de l'accélération de la croissance démographique. "Ces changements ont passablement marqué le sentiment de la population vis-à-vis du territoire", note Michel Matthey. "Une frange de la population, notamment de la population urbaine, est devenue de plus en plus sensible à la qualité de l'habitat, du milieu bâti, du paysage", précise-t-il.
En matière de planification, deux mots d'ordre dominent: la densification et le développement de l'urbanisation vers l'intérieur, via notamment la réhabilitation des friches industrielles. Pour concrétiser ces objectifs, la Confédération, conjointement avec les cantons, les villes et les communes adoptent en 2012 un Projet de territoire Suisse. La même année, au terme d'une campagne passionnée, les Suisses acceptent de justesse l'initiative de Franz Weber pour limiter la construction de résidences secondaires.
Un an plus tard, le peuple donne son blanc-seing à la révision de la loi sur l'aménagement du territoire, qui impose aux cantons de réduire les zones à bâtir surdimensionnées, c'est-à-dire qui dépassent les besoins pour les quinze prochaines années. Aujourd'hui, la population va-t-elle encore une fois mettre un coup de frein au bétonnage en acceptant l'initiative contre le mitage? Réponse le 10 février.
Texte web: Didier Kottelat
Sujet TV: Rouven Gueissaz