Les juges européens doivent-ils avoir droit de cité en Suisse? C’est tout l’enjeu de l’accord-cadre institutionnel négocié entre Berne et Bruxelles. Un texte que le Conseil fédéral refuse de signer pour l’instant. Car il n’y a pas que l’UDC qui a un problème avec les ″juges étrangers″: la Cour européenne de justice suscite aussi l’hostilité dans le camp syndical, qui a peur que l’institution casse certaines protections salariales en Suisse.
La CJUE s’est en effet attirée de nombreuses critiques. Un exemple emblématique est l’arrêt Laval, rendu en 2007. L'affaire s'est déroulée sur un chantier en Suède, où des ouvriers lettons étaient payés en dessous du salaire minimal. Pour protester, les travailleurs locaux ont bloqué le chantier. La justice européenne a alors été saisie et a condamné le blocage: la Cour a parlé d’une entrave à la libre circulation des services. Aujourd'hui encore, le Belge Koen Lenaerts, président de la CJUE, défend cette décision.
Lorsque des droits fondamentaux qui ont le même rang entrent en conflit, il ne s’agit pas de donner la préférence à l’un sur l'autre
"Il ne faut pas oublier que les libertés économiques dont on parle sont aussi des droits fondamentaux. C’est le droit de propriété, de mener un commerce ou une industrie. Tous ces droits sont aussi reconnus dans la charte des droits fondamentaux de l’UE, tout comme les droits sociaux fondamentaux. Et lorsque des droits fondamentaux qui ont le même rang entrent en conflit, il ne s’agit pas de donner la préférence à l’un sur l'autre, donc ce n’est pas juste de dire que l’un est le principe et l’autre l’exception. Les deux droits ont le même niveau de protection, et il faut donc les faire coexister harmonieusement", explique Koen Lenaerts mercredi dans La Matinale de la RTS.
Lacunes sociales
Le Belge soutient que, si l'on regarde l’ensemble de sa jurisprudence, la Cour ne mérite pas sa réputation de rouleau compresseur ultralibéral. Certains arrêts, comme Laval, ont même permis de mettre en évidence les lacunes sociales de la législation européenne.
"Nous interprétons ces textes, on indique où se trouvent les problèmes, et après, les Etats membres ou le législateur de l’Union, comme dans le cas Laval, font évoluer la législation. Donc je n’ai jamais compris cette effervescence syndicale contre l’arrêt Laval. En réalité, ça a pavé le chemin vers la modification législative, ça a instauré la transparence, et justement, incité les Etats membres à rendre obligatoire en droit les accords collectifs de travail. Donc plutôt que de les affaiblir, notre arrêt a été l’impétus, le coup d’envoi pour les renforcer", assure Koen Lenaerts.
Ligne rouge
Pendant que l’Union européenne renforçait les droits des travailleurs, la Cour, elle, a quand même cassé des mesures de protection nationales. Koen Lenaerts assume: il s’agissait de donner une chance à des entreprises, et leurs travailleurs, de percer dans un autre pays européen. A entendre le président, les Etats font parfois du protectionnisme déguisé, malgré les règles qu’ils se sont fixées.
"Lorsqu’on parle de l’Europe sociale, on ne parle pas uniquement de social, mais aussi d’Europe! Et donc le protectionnisme social est aussi une dimension du problème. On parle toujours du dumping social, mais il y a aussi un aspect de protectionnisme social", livre le président de la CJUE.
Protectionnisme: c’est précisément le terme utilisé, à Bruxelles, à propos des mesures d’accompagnement à la libre circulation des personnes, en Suisse. Avec l’accord-cadre institutionnel, la Cour peut être amenée à se prononcer sur certaines de ces mesures. Et les déclarer illégales. Pour les syndicats, c’est une ligne rouge, qui pour l’instant semble indépassable.
Guillaume Meyer/gma