"Vous avez en Suisse quelques dizaines de personnes qui jouent les étrangers amis de la Suisse. Ça peut être des Allemands, des Français, des Américains ou même des Anglais. Ils sont sur le sol suisse avec ces fameuses légendes (cf. identités fabriquées de toutes pièces) et avec les vrais faux documents qui certifient leur statut. Ils sont là pour faire des opérations super secrètes ", déclare à la RTS l’agent à la retraite, désormais réfugié en France et auteur du livre "Pourchassé par le KGB - La naissance d’un espion", publié aux éditions Corpus Délicti.
Ces opérations d’infiltration ont été mises en lumière dans la série "The Americans", mais c’est la première fois qu’un ancien officier traitant du KGB admet publiquement leur existence et la pérennisation de ce programme sur le sol suisse.
Serguei Jirnov a travaillé jusqu’en 1991 pour le service qui gère ces opérations, un département secret dédié aux "espions illégaux", ne figurant dans aucun organigramme et qui, selon son témoignage, a été conservé après la dissolution du KGB à la chute de l'URSS et son remplacement par le SVR (Services des renseignements extérieurs de la Fédération de Russie).
Des espions parfois opérationnels jusqu'à leur mort
Sergueï Jirnov assure avoir effectué plusieurs opérations sous couverture, notamment à Paris au cours d'une mission d’infiltration de l’ENA, l’Ecole nationale d’administration qui forme l’élite politique française.
" On garde bien évidemment l’enveloppe physique. Vous restez le même homme ou la même femme. Mais tout le reste change. Votre nationalité, votre nom, vos origines. On change toute l’histoire. On construit une légende autour de vous et on vous envoie en opération. Moi, Sergueï Jirnov, je reste à Moscou. Et il y a un Serge Legras ou un François Dupont qui apparaît aux Etats-Unis, en France ou en Suisse pour jouer, parfois pendant des décennies, le rôle d’un étranger infiltré."
Selon Sergueï Jirnov, certains agents clandestins, en mission à l’étranger, peuvent rester opérationnels jusqu’à leur mort.
L'ambassade de Russie en Suisse dénonce un fantasme
Dans un échange d’email avec la RTS, l’ambassade de Russie en Suisse rejette ces allégations et estime qu'elles relèvent du fantasme.
Selon l’ambassade, la Russie considère que les entretiens bilatéraux entre le chef du Département fédéral des affaires étrangères, Ignazio Cassis, et son homologue russe, Sergueï Lavrov, en novembre 2018 à Genève, ont mis un terme aux différends entre les deux pays à propos de l’espionnage.
Cependant, dans son rapport de situation 2019 sur la sécurité de la Suisse, rédigé quatre mois après ces entretiens, le Service de renseignement de la Confédération (SRC) ne ménage pas la Russie. Le SRC qualifie ainsi d’"agressives" ses activités d’espionnage en Suisse. "La Suisse serait actuellement l’un des centres névralgiques des services de renseignements russes en Europe".
Depuis Vladimir Poutine, un espionnage sans précédent
Serguei Jirnov confirme ces conclusions et va même plus loin en estimant que la tendance à l'espionnage n'a jamais été aussi forte: "Avec Poutine, le niveau d’espionnage russe est devenu de deux à trois fois supérieur à ce que nous avons connu pendant la guerre froide. Les services de renseignements russes réalisent aujourd’hui des choses que nous n’osions pas faire du temps de l’Union soviétique. C’est beaucoup plus direct, agressif. Ça peut même être insultant pour le pays visé."
Et d'ajouter: "La Suisse est en très bonne place sur l’échelle d’intérêt des services de renseignements russes. Dans le top 5 ou 6 en raison notamment de toutes les organisations internationales qui s’y trouvent", assure l’agent à la retraite.
Claude-Olivier Volluz/ther
Plusieurs cas depuis 2017
En mars 2017, le Ministère public a ouvert une enquête contre deux espions russes présumés, soupçonnés d’avoir mené une cyberattaque contre le siège européen de l’Agence mondiale antidopage, à Lausanne. En octobre 2018, le Conseil fédéral a autorisé le Ministère public à ouvrir une autre enquête, contre deux ressortissants russes, soupçonnés de service de renseignements politique.
Selon des médias suisses, ces deux personnes étaient également impliquées dans une tentative de piratage du réseau informatique du laboratoire de Spiez, l’Institut suisse pour la protection contre les menaces et les risques atomiques, biologiques et chimiques, mandaté pour analyser les échantillons prélevés à Salisbury, en Angleterre, là où l’ex-agent russe Sergueï Skripal et sa fille ont été empoisonnés par un agent innervent en mars 2018.