On sait qui donne, environ combien, mais pas qui reçoit. C'est ce qui ressort de notre enquête sur le financement du monde politique par les plus grandes entreprises suisses.
Sur les 140 sociétés contactées, un peu plus d'une sur cinq indique faire des dons à des partis politiques ou des politiciens. Au total, elles ont déclaré plus de cinq millions de francs de dons annuels. Cette somme ne représente qu'une partie de la réalité puisque sur la trentaine d'entreprises donatrices, onze n'ont pas fourni de montants.
Le plus gros donateur du pays, Credit Suisse, distribue aux partis jusqu'à un million de francs par année. Suivent, avec au moins 500'000 francs, Novartis, UBS ainsi que les assureurs Zurich, Swiss Re et Swiss Life. Ces six entreprises donnent à elles seules près de 3,6 millions de francs par an, soit deux tiers des dons déclarés.
Assurances, banques et pharmas
Le secteur financier se montre généreux avec le monde politique. Treize des 15 assureurs interrogés (86%) ont indiqué soutenir financièrement des partis ou des candidats. C'est la branche la plus entreprenante. Viennent ensuite les banques, qui comptent les plus gros contributeurs: 28% des établissements sondés ont indiqué alimenter les caisses des partis.
En dehors du monde de la finance, les soutiens directs sont moins fréquents. Neuf des 100 autres entreprises interrogées ont indiqué faire des dons à des partis ou des candidats. Il s'agit des pharmas (Novartis, Roche, Galenica), de l'industrie des machines (Liebherr, Georg Fischer, Bucher Industries) et d'entreprises très ancrées en Suisse à l'image de Nestlé, Alpiq et Swiss.
Des domaines fortement régulés
Les branches qui dépensent le plus - banques, assurances et pharmas - sont aussi celles qui dépendent fortement des régulations décidées par le monde politique. Certains ne s'en cachent pas. "L'industrie pharmaceutique opère dans un environnement réglementaire et législatif complexe qui évolue rapidement", explique un porte-parole de Novartis.
Le géant bâlois cherche ainsi à obtenir "des conditions-cadres favorables, essentielles pour une industrie basée sur la recherche". Pour Novartis, cela passe par le dialogue avec le monde politique. Et des dons.
Le discours de plusieurs banques et assurances est plus réservé. Leurs dons visent surtout à maintenir le système en place. Le million de Credit Suisse est proposé aux partis "à titre de soutien politique neutre". La banque souhaite ainsi renforcer "le système de milice et promouvoir la coopération politique".
Discours similaire à la Zurich Assurance, qui ajoute que "les dons ne sont soumis à aucune obligation en retour."
"Si un don est neutre, pourquoi n'est-il pas transparent?"
"J'ai du mal à penser qu'un don puisse être neutre. S'il est neutre, alors pourquoi n'est-il pas transparent?", s'interroge la politologue Anke Tresch. "Les entreprises ne s'attendent peut-être pas à des avantages très tangibles, mais quand même à ce que les élus prennent en compte leurs intérêts lors de l'élaboration des prochaines législations", poursuit la chercheuse de l'Université de Lausanne.
Les branches les plus entreprenantes auprès du monde politique ne l'étonnent pas. "Les banques, assurances et pharmas, ce sont de gros lobbies en Suisse, ils ont les moyens. Ils défendent leurs acquis", constate Anke Tresch.
Pour elle, le principal problème reste le manque de transparence: "Le système suisse avec son Parlement de milice fait qu'il y a une imbrication du monde politique et du monde du travail, mais on doit savoir qui défend quels intérêts, auprès de qui, et avec quels moyens."
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La gauche et des petits partis du centre espèrent éclaircir la situation avec leur initiative populaire visant la transparence les dons politiques supérieurs à 10'000 francs.
Qui reçoit? Les partis "engagés pour l'économie"
Sur les 5 millions déclarés, la très grande part du gâteau va aux partis nationaux. Qui reçoit combien? Mystère. Hormis quelques exceptions, les réponses des entreprises sur cet aspect restent vagues.
Les dons d'UBS sont par exemple destinés aux "partis nationaux engagés en faveur de l'économie de marché, de la concurrence et de la place financière suisse". Le Groupe Mutuel contribue aux formations "qui s'engagent pour un système de santé libéral". Plus direct, Swiss Life indique soutenir "les partis bourgeois".
Cinq entreprises communiquent des règles de financement plus neutres. Raiffeisen, Axa, La Mobilière, Helvetia et la Banque cantonale de Lucerne proposent des dons selon la taille des partis. Mais seule Raiffeisen a indiqué les montants attribués à chaque parti.
La banque répartit 246'000 francs en fonction du nombre de sièges au Conseil national (615 francs par siège) et au Conseil des Etats (2674 francs par siège). Les dons proposés vont ainsi de 615 francs aux petits partis, jusqu'à 57'918 francs au PS.
Le flou autour des dons aux candidats
Qu'en est-il des dons aux candidats? Quelques grandes entreprises assurent ne jamais en faire, comme UBS, Zurich Assurance, Nestlé ou Swiss. Pour le reste, le flou règne. Aucun groupe n'a accepté de révéler les montants et l'identité des personnes bénéficiaires.
Certaines firmes contribuent à la campagne de leurs collaborateurs ou de quelques candidats sélectionnés au compte-gouttes, à hauteur de quelques milliers de francs. Le Groupe Mutuel et Axa se montrent un peu plus précis. Le premier soutient une quinzaine de candidats aux élections fédérales, avec maximum 2000 francs par personne. Axa déclare pour sa part donner 3000 francs à cinq politiciens qui se présentent le 20 octobre.
Les deux assureurs refusent de dévoiler les bénéficiaires. "Il appartient aux partis et aux candidats de jouer la carte de la transparence sur les dons que nous leur accordons", explique Axa.
Le flou sur les campagnes est entretenu par le monde politique et les entreprises, qui se renvoient la balle. Lors d'une précédente enquête, de nombreux partis ont refusé de dévoiler leurs principaux contributeurs. La raison? "Il appartient aux donateurs de dévoiler à qui et combien ils donnent".
Valentin Tombez
Lobbies: quelques dons, quelques secrets et beaucoup de com'
Outre les entreprises, certains lobbies tissent également des liens étroits avec le monde politique. Pour en savoir plus, la RTS a demandé à près d'une trentaine d'organisations - syndicats, associations de défense de l'environnement ou de l'économie - si elles soutenaient des partis ou des politiciens.
Résultat: seules trois organisations - les syndicats Unia et Travail.Suisse ainsi que l'association des techniciens du bâtiment Suissetec - ont répondu financer une partie de la campagne de candidats. Unia est transparent sur ses dons. Le syndicat verse entre 2000 et 10'000 francs à 6 candidats (4 PS et 2 Verts). Il s'agit d'"employé-e-s d'Unia et des militant-e-s en position favorable à être élu-e-s", dont le conseiller national valaisan Mathias Reynard.
Suissetec finance pour sa part "jusqu'à 50% des coûts de la campagne" de cinq candidats (3 PLR, 1 UDC, 1 PBD). L'organisation, qui se dit sous-représentée à Berne, espère ainsi "mieux faire entendre les préoccupations et les intérêts de la branche". Enfin, le président de Travail.Suisse a indiqué, sans préciser le montant, que le syndicat soutient un seul candidat: le président de Travail.Suisse, Adrian Wüthrich (PS/BE).
Quant à l'Association suisse des banquiers, elle donne "uniquement aux partis bourgeois" dans le cadre d'une contribution annuelle qui n'est pas liée aux élections.
Recommandations et sachets de sucre personnalisés
Pour le reste, soit les organisations assurent rester totalement neutres, soit elles se limitent à quelques prestations, principalement des mesures de communication en faveur de leurs membres. Leurs plateformes de recommandation de votes ont ainsi fleuri cet été sur le web, à l'image d'ecorating, energy4climate ou vote4finance.
Les prestations sont plus ou moins développées. La Fédération des médecins suisses (FMH) a par exemple publié un portrait de ses membres qui se présentent le 20 octobre dans le bulletin des médecins suisses et leur a proposé un programme de coaching. Quelques lobbies réalisent du matériel publicitaire, notamment des flyers. GastroSuisse va jusqu'à confectionner des dessous de bière et sachets de sucre personnalisés.
A noter que cinq organisations - Interpharma, Intergenerika, Union patronale suisse, ASTAG (transports routiers) et HEV Schweiz (propriétaires immobiliers) - ont refusé de répondre, n'ont pas répondu ou sont restés flous.
Méthodologie
Nous nous sommes basés sur le classement annuel 2018 des plus grandes entreprises publié par la Handelszeitung. Nous avons contacté le top100 des plus grandes entreprises dont le siège est en Suisse, le top25 des banques et le top15 des assurances. Les mêmes questions ont été envoyées à ces 140 entreprises.
Sur les 140 sociétés contactées, 29 indiquent qu'elles apportent un soutien financier direct à des partis politiques et/ou des politiciens, 91 affirment ne pas accorder de dons, 10 ont refusé de répondre ou ont répondu de manière floue et 10 n'ont pas répondu, malgré plusieurs relances.
Nous avons aussi interrogé des organisations représentant divers intérêts (syndicats, organisations pro-environnementales, etc.). Nous avons choisi celles qui détiennent le plus d'accréditations au Palais fédéral selon le registre du Parlement.
Sur les 28 organisations contactées, 4 indiquent qu'elles apportent un soutien financier direct à des partis ou des candidats, 19 affirment ne pas accorder de dons directs, 5 ont refusé de répondre, ont envoyé une réponse floue ou n'ont pas répondu.
Aucune loi fédérale n'oblige les partis à dévoiler leurs comptes, ni les entreprises ou les organisations à déclarer leurs dons politiques. Il n'est ainsi pas possible de vérifier les déclarations des entreprises et des organisations.