Vendredi 20 décembre à 12h30, les opérateurs de Mühleberg appuieront simultanément sur deux boutons en salle de commandes pour réduire la puissance et éteindre le réacteur de la centrale. Un moment historique qui sera retransmis en direct depuis la salle de commandes et que les équipes préparent depuis plus d’un an.
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Urs Ahmerd fait partie des huit ingénieurs piquet de la centrale. Pour lui, la mise à l’arrêt du réacteur ne présente pas de défi majeur, car l’opération a déjà été répétée à plusieurs reprises lors des révisions annuelles. "D’un point de vue technique, c’est une opération tout à fait normale, mais cette fois-ci c’est émotionnel parce que c’est la dernière fois."
Barres d'uranium refroidies dans une piscine
Si la première phase est maîtrisée, les travaux de démantèlement qui débuteront le 6 janvier s’annoncent plus complexes. Une fois le réacteur éteint, les barres d’uranium seront stockées dans une piscine de désaffectation. L’eau stoppe en effet les radiations et permet de refroidir les combustibles qui continuent d’émettre de la chaleur.
Pendant ce temps, la salle des machines et toutes les autres parties de la centrale seront vidées et désossées par les quelque 200 employés qui travailleront sur le site. Pompes, moteurs, câbles et même le béton devront être décontaminés et mesurés avant d’être évacués. On appelle cela les "mesures de libération", car chaque matériau sera contrôlé plusieurs fois pour tester son seuil de radioactivité.
16'000 tonnes de déchets radioactifs
Au total, le démantèlement de Mühleberg générera 200'000 tonnes de déchets, dont 8% - soit 16'000 tonnes - seront radioactifs. Une partie sera traitée sur place mais ceux qui sont hautement radioactifs seront acheminés par camion vers le centre de stockage intermédiaire de Zwilag à Würenligen (AG), situé à 1h30 de route. Entre 2020 et 2024, il y aura entre 15 et 20 trajets de camion par jour.
"Les déchets de Mühleberg seront transportés dans des petits containers puis déchargés dans notre cellule chaude. Les petits containers contiennent sept éléments de combustion, les grands containers ont de la place pour 69 éléments de combustion", détaille Uwe Kasemeyer, ingénieur et assistant de direction à Zwilag, dimanche dans le 19h30.
Chasse à la poussière
Les déchets moins radioactifs pourront être pris en charge pour être décontaminés puis recyclés. "Nonante-cinq pour cent de la radioactivité des déchets viennent de la poussière, il faut donc se débarrasser de cette fine couche de poussière", explique Uwe Kasemeyer. Pour ce faire, les matériaux sont découpés en petits morceaux puis brossés et nettoyés avec de l’eau sous pression à 2000 bars. Et si cette étape n’est pas suffisante, les déchets sont encore passés dans un nettoyeur à ultra-sons.
Sources: Forum nucléaire suisse, Association nucléaire mondiale, Agence internationale de l'énergie atomique et articles de presse
L'expérience de Lucens en 1969
En Europe, la question du démantèlement des centrales n’en est qu’à ses débuts et très peu de projets de démantèlement ont abouti, preuve de la complexité de ces opérations.
En 2019, seuls quatre réacteurs européens ont été démantelés: ceux de Khal et Niederaichbach en Allemagne, de Lucens en Suisse et de Mol en Belgique.
A la suite de l’accident de la centrale expérimentale de Lucens (VD) de 1969, la Suisse a été le premier pays au monde à démanteler entièrement un réacteur. Son ancien directeur, Jean-Paul Buclin, a fait partie des équipes qui ont scié les tubulures pour démonter le réacteur. Scaphandre pressurisé, gilet de plomb et tuyau d’air comprimé pour respirer, il a fait plus de 50 interventions dans des conditions extrêmes.
"En quatre heures de travail, on perdait cinq litres de transpiration, et j'y ai laissé 200 litres. On était surveillé en permanence. On avait un dosimètre au sommet de la tête, un autre sous les pieds et puis une vingtaine au milieu", relate-t-il. A Lucens, les opérations de démantèlement n’ont duré que trois ans, mais il ne s’agissait que d’une centrale expérimentale de faible puissance.
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Prévisions "optimistes"
Pour les réacteurs de Khal et de Niederaichbach, il a fallu respectivement 23 et 21 ans pour permettre de décontaminer les sites, idem pour la centrale de Mol en Belgique où les travaux ont duré 22 ans.
Pour Florian Kesser, chargé des questions nucléaires chez Greenpeace Suisse, les prévisions de BKW pour le démantèlement de Mühleberg sont "trop optimistes". Même si le groupe BKW planifie depuis 2013 le démantèlement de cette centrale, le porte-parole de Greenpeace est sceptique: "Il faut bien se rappeler que chaque centrale est un modèle unique et que l’expérience d’exploitation est différente sur chaque site. Il est donc très difficile de comparer avec l’étranger et il y a des risques de prolongement et de surcoûts", affirme le militant.
Selon BKW, le démantèlement coûtera 550 millions de francs et la gestion des déchets devraient avoisiner les 1,43 milliard de francs, pris en charge par l’exploitant.
Des centaines de centrales à démanteler
Actuellement, 82 réacteurs sont en cours de démantèlement en Europe et quatre en Russie, dont un dans la centrale de Beloïarsk fermé depuis 36 ans.
Suite à l’accident de Fukushima et à la décision de nombreux pays de sortir du nucléaire, on estime qu’il y aura 300 réacteurs à démanteler dans le monde d’ici quinze ans. Pourtant, la majorité des réacteurs construits dans les années 1960 n’ont toujours pas réussi à être totalement démantelés et dans certains cas le temps de démantèlement dépasse maintenant la durée d’exploitation, ce qui fait grimper les coûts. Au Royaume-Unis, par exemple, la centrale de Dourneray a fonctionné durant 15 ans et attend depuis 1977 d’être démantelée.
Sites d'accueil à définir
Reste la question des déchets nucléaires hautement radioactifs: la Suisse n’a en effet pas encore de site de stockage final. Trois sites sont à l’étude pour l’enfouissement des déchets en couches géologiques profondes: la région de Jura-est (AG), le Nord des Lägern (AG/ZH) et Zurich nord-est.
Des forages sont en cours mais il faudra attendre 2024 pour savoir quel site la Nagra (la société coopérative nationale pour le stockage de déchets radioactifs) choisira et vraisemblablement 2060 pour l’entrée en service de ce site final de stockage.
Cécile Tran-Tien, collaboration Kevin Gertsch et Dimitri Zufferey/kkub
Les centrales européennes en quelques chiffres
Les 120 centrales disséminées sur la carte de l'Europe totalisent 291 réacteurs, dont 183 sont en service et 69 à l’arrêt.
Dans le top 3 des pays européens qui possèdent le plus de réacteurs en service, on trouve la France (58), la Russie (36) et l'Ukraine (13).
En 2019, on dénombre 67 projets de construction de réacteurs, dont 32 en Russie, 12 au Royaume-Uni et 7 en Turquie.