Chaque saison a sa couleur. Vert printemps, bleu été, orange automne et blanc hiver. Chaque saison a ses odeurs, les fleurs, la crème solaire, les marrons chauds. Mais les saisons ont-elles un son ? L’hiver en tout cas serait la plus silencieuse. C’est la saison où l’on reste à la maison. Et quand on sort, la neige absorbe les bruits. Toute la semaine, Caroline Stevan a donc choisi de nous parler du silence. Joli paradoxe radiophonique.
Le silence est d'or
Episode 1
Le silence technique
Pour ce premier épisode, direction le laboratoire d’acoustique de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, la salle anéchoïque, où le silence se fait technique. "C'est une salle constituée de parois parfaitement absorbantes, isolée également de l'extérieur avec des murs en béton d'un demi-mètre d'épaisseur", précise son directeur, Hervé Lissek.
C’est donc cela la sensation du silence, un environnement illimité pour l’impression paradoxale et presque oppressante d’être enveloppé dans du coton. A l’EPFL, cette pièce sert à mesurer très précisément les performances de microphones ou de haut-parleurs.
Et à l’inverse, à quelques pas se trouve une salle réverbérante, qui permet, elle de travailler à un monde plus silencieux en luttant contre les résonnances. Elle est plus grande, toute carrelée de blanc et agrémentée de panneaux réfléchissants.
Mais que l’on se trouve dans une cathédrale déserte, à 20'000 lieux sous les mers ou au sommet d’une montagne, le silence parfait n’existe pas. A l’EPFL dès lors, on préfère lutter contre le bruit plutôt que travailler pour le silence.
Hervé Lissek rappelle que le bruit coûte près de 2 milliards de francs chaque année à la confédération, y les problèmes de santé engendrés.
Episode 2
Une approche anthropologique
A votre avis, quel est le repas le plus silencieux, celui d’une famille italienne, ou japonaise ?
Cet extrait, tiré du film Amarcord, de Fellini, correspond bien aux clichés que nous avons sur le sujet.
"Il existe des représentations culturelles sur des sociétés qui seraient plus bruyantes que d'autres, mais qui renvoie finalement toujours aux critères de valeurs de la personne qui émet ce jugement". Pour Yann Laville, codirecteur du musée d’ethnographie de Neuchâtel, le silence ou le bruit sont avant tout affaires de subjectivité.
Difficile de dire, donc, si le Suisse est un être plus ou moins bruyant que la moyenne. Son environnement sonore est néanmoins façonné de manière collective. Mais le goût pour le silence, ou la tolérance au bruit, reste une question d’individus et de contextes.
Yann Laville constate que notre tolérance au bruit a d'ailleurs considérablement augmenté au cours des dernières décennies. "Ce qui était considéré comme de la musique extrême et dérangeante au début du siècle, comme celle de Luigi Russolo, nous apparaît très doux et musical quand on la réécoute cent ans plus tard."
Et l'ethnologue d'évoquer certains spectateurs qui étaient pris de nausées lors des concerts. C’est dire à quel point ce qui est d’abord une représentation peut finir par habiter le corps. Et vous, comment ressentez cette sérénade ?
Episode 3
Le silence intérieur
Il y a des silences contraignants. Chuuuuuut! Mais il y a aussi des silences libérateurs, des silences chemin. A Hauterive, depuis plus de 800 ans, les moines de l’abbaye perpétuent un silence qui les rapprochent de Dieu.
A l’entrée de l’abbaye, un panneau prévient les visiteurs: "Zone de silence". A l’intérieur, des pancartes régulières appellent à la quiétude. Mais le silence d’Hauterive est relatif, il est variable. Il y a celui du matin, du soir, de l’intérieur et de l’extérieur. Il y a le murmure de la Sarine qui entoure l’abbaye, celui des fontaines du cloître. Il y a les oiseaux, les poules, les vaches. Les voitures qui roulent à deux pas. Et même les avions, qui rejoignent l’aérodrome d’Ecuvillens.
Le silence d’Hauterive est surtout fait de l’absence de paroles humaines. Mais il est entrecoupé, ou nourri plutôt, de chants. Toute la journée des moines est rythmée par les offices: vigiles, tierces, vêpres… Et jusqu’au Salve Regina chanté dans la pénombre devant une icône de la Vierge.
Les moines cisterciens travaillent en silence, mangent en écoutant des textes sacrés et se promènent quelquefois en bavardant. Cette aptitude à se taire, et surtout à écouter, ils essaient de la transmettre à leurs hôtes de passage. L’hôtellerie de l’abbaye compte une trentaine de chambres et nombreux sont les visiteurs à s’y succéder.
Face à un quotidien qui tourne en orbite, à une vie qui ne s’arrête jamais, poussée par les agendas et happées par les nouvelles technologies, les retraites silencieuses sont à la mode. Comme la méditation, autre manière d’approcher son silence intérieur.
Episode 4
L'histoire du silence
"Le XXIe siècle a perdu l’habitude du silence", déplore Alain Corbin, auteur d'une "Histoire du silence" aux éditions Flammarion. En étudiant la littérature, des confessions, des manuels de savoir-vivre ou des règlements, le Français a pu écrire cette histoire.
Il distingue d’abord le silence des chrétiens, condition de leurs prières, de leur dialogue avec Dieu. Puis le silence de cour. Car le silence reste affaire de classe sociale. Le peuple parle trop et trop fort, à l’exception du paysan, reconnu comme un taiseux. Le quotidien d’alors est très bruyant, bien plus qu’aujourd’hui, selon Alain Corbin.
Le passage d’un monde agricole à un monde industrialisé amène son lot de bruits. La lutte contre le bruit devient donc un enjeu qui se poursuit à l’heure actuelle. Et ce n’est pas un hasard si elle démarre au milieu du XIXe siècle. Certains, dès lors, s’organisent des bulles de silence, hors des bruits du monde.
Episode 5
Vivre dans le silence
Pour le dictionnaire Larousse, le silence est l’absence de bruit. Pour Viviane Boson, c’est autre chose. "Pour moi, le silence, c'est le fait que ce soit calme. J'appréhende le monde par le visuel, par les mouvements, donc c'est comme ça que je peux me rende compte s'il y a du bruit, si c'est animé ou pas. Après, il peut y avoir quelques petits bruits, des insectes, des animaux, des choses comme ça que je ne peux pas soupçonner. Mais pour moi, c'est le fait qu'il n'y ait pas de mouvement autour de moi".
Viviane Boson est sourde de naissance. Avec 10% d’audition, la Vaudoise a été appareillée enfant. Cela lui a permis de distinguer les sons graves et aigüs. Mais ce brouhaha constant l’a vite fait renoncer à la prothèse auditive. Viviane Boson a appris à lire sur les lèvres et à décoder le monde autrement.
"On me dit: voilà le chant des oiseaux, c'est beau. Moi je ne sais pas. Par contre, je vais être très attirée par la couleur des ailes, par la position des oiseaux, etc... En fait, c'est vraiment le fait d'appréhender la vie par les yeux. Les personnes entendantes, c'est essentiellement par les oreilles. Donc moi je n'ai pas l' impression d'avoir un manque. Peut-être si je vais un concert, je me mets tout près, devant les basses pour ressentir assez fort les vibrations. Dans ce cas, ça peut être une frustration, mais dans la vie tous les jours, je n'entends rien donc, en fait, c'est une habitude. Ce silence, c'est difficile pour moi de vous expliquer, c'est comme si je vous disais, c'est quoi le bruit, vous pourriez m' expliquer?"
C’est quoi le bruit? Difficile à expliquer en effet. Et que dire des mots qui lui sont propres, comme grincer, chuchoter ou cliquetis? Existent-ils en langue des signes?
"Bien sûr, on peut le faire passer en langue des signes, mais il faut un contexte. Par exemple, on peut dire qu'il pleut très fort, qu'il grêle ou si les les gouttes d'eau sont fines ou énormes..."
Et si la porte grince, c’est qu’elle ferme mal et cette légère résistance, Viviane Boson la percevra physiquement. Comme elle perçoit l’odeur qui accompagne la pluie autant que son bruit.
"L'humidité remonte du sol et fait ressortir l'odeur. Je vois aussi comment font les gouttes, l'intensité avec laquelle la pluie tombe, les feuilles qui commencent à bouger... Je n'entendrai pas les premières gouttes, mais je vais le voir comme ça. Ou l'orage, par exemple, c'est visuel aussi, surtout la nuit. Et c'est vrai que j'ai l'avantage de bien dormir, je ne suis pas dérangés par le bruit de l'orage ou autres. La nuit, ce qui peut déranger, c'est la lumière forte, de l'éclair, mais c'est tout."
Pour moi, le vrai silence c'est de pouvoir fermer les yeux.
Si elle n’entend pas les chants, Viviane Boson capte les vibrations graves du djembé qu’elle affectionne. Elle est même capable de danser et de danser très bien.
"Ma maman est d'origine italienne, j'ai baigné un petit peu dans la musique parce que ma maman m'a forcé tôt à danser la valse. Je n'entendais rien, mais je suivais le mouvement du corps des pieds. J'ai aussi fait de la danse africaine et c'est vrai qu'avec les djembés, pour moi, ça me fait ressentir une très grande vibration, donc le prof de danse africaine me disait: 'mais comment c'est possible, tu n'entends pas mais c'est toi qui suit le plus juste!' Je ressens les choses, donc je laisse mon cerveau de côté et je laisse gérer mon corps. Je me rendais compte, en fait, que des autres personnes qui suivaient le cours réfléchissaient aux pas, et c'est ce qui les a embêtés finalement."
Longtemps décoratrice et désormais formatrice de langue des signes à la Fédération suisse des sourds, à Lausanne, Viviane Boson a parfois besoin de calme, comme tout le monde.
"Dans la ville, je ne crois qu'il n'y a pas de silence. En tout cas pour moi, il n' y a rien de silencieux. Les yeux travaillent tout le temps en ville. Quand il y trop de mouvement, trop d'agitation, trop de vie autour de moi, j'ai besoin de ce confort visuel d'être loin de tout, d'avoir ce silence visuel. Pour moi, le vrai silence c'est de pouvoir fermer les yeux."
Le vrai silence, c’est de fermer les yeux. Voilà de quoi méditer…
Pour le reportage radio, ses mots ont été traduits par l’interprète de langue des signes Lorette Gervaix.