Depuis le milieu du mois de janvier, les écrans de smartphones des résidents chinois de Suisse s'allument plus que d'habitude au milieu de la nuit.
Avec le décalage horaire, les étudiants et travailleurs originaires de Chine découvrent à chaque réveil des dizaines et des dizaines de nouveaux messages. Les proches, les amis et les familles leur annoncent les dernières mesures mises en place dans telle ou telle province, les nouveaux bilans ou toute autre information qu'ils estiment importantes. Une seule constante dans tout cela, tout tourne autour du nouveau coronavirus.
Originaire de la province du Gansu, Xiaoxia*, 26 ans, est employée dans une agence de voyage à Genève depuis un peu moins d'un an. Elle explique cette nouvelle donne: "C'est devenu impossible de ne pas voir les informations. Depuis la mi-janvier, tout a changé en l'espace d'une nuit. Sur Wechat (cf. un mélange de Twitter et de Whatsapp chinois), tous les comptes que je suis ont commencé à en parler (...) ça ne concerne d'ailleurs pas uniquement des comptes affiliés à des médias. Je suis aussi abonné à des comptes qui donnent des conseils de voyage, qui parlent des dernières tendances maquillage ou qui recommandent les derniers bons films et absolument toutes leurs publications concernent l'épidémie."
Et d'ajouter, concernant sa famille et ses proches: "Au réveil, j'ai bien sûr beaucoup plus de messages de ma famille et de mes amis restés en Chine. Il faut aussi dire qu'en étant bloqués à la maison, ils passent beaucoup plus de temps sur leur téléphone."
De la difficulté d'acquérir la bonne information
Pour s'informer également en dehors de leur cercle familial, les personnes que la RTS a interrogées disent toutes également passer beaucoup de temps à consulter la presse. Se pose alors la question de la qualité et de la pertinence de l'information transmise.
Certains privilégient presque exclusivement les médias chinois, qu'ils estiment plutôt fiables dans cette situation, alors que d'autres préfèrent croiser leurs sources avec la presse occidentale, anglophone ou francophone.
Ruinian* a 38 ans. Elle effectue actuellement un master en Sciences de l'Environnement à l'Université de Genève, après avoir déjà obtenu une maîtrise en administration des affaires (MBA) et travaillé dix ans pour une célèbre marque américaine de soda à Chengdu, capitale da la province du Sichuan: "Personnellement, je vérifie tous les jours le portail d'informations chinois Tencent. Je ne consulte les autres médias que si j'ai besoin d'avoir des informations sur ce qu'il se passe en Europe, notamment si je souhaite voyager."
Etabli depuis plus de 15 ans en Europe, David*, 36 ans, est serveur dans un restaurant asiatique vaudois. Pour se renseigner, il consulte autant la presse chinoise que les médias suisses. Il estime toutefois qu'il est très difficile, "à l'heure actuelle", d'avoir "des sources tout à fait fiables" sur ce qu'il se passe actuellement en Chine, et en particulier dans la province du Hubei, la plus touchée par le virus.
Sur les réseaux sociaux, j'ai vu des images insoutenables de chiens battus à mort, car une rumeur a fait croire qu'ils pouvaient être porteurs du coronavirus.
Un sentiment de surchage informationnelle semble d'ailleurs être souvent partagé: "Il y a beaucoup trop de sources, trop d'informations et je ne sais pas lesquelles je dois croire", explique par exemple Rui, 24 ans, qui a commencé il y a quelques jours un stage dans le secteur de la vente horlogère à Interlaken (BE).
Pour faire face à cette infobésité, elle s'est trouvée une référence en laquelle elle croit à 100%: "Quand je veux être sûre de quelque chose, j'écoute les commentaires du docteur Zhong Nanshan. C'est lui qui a découvert le SRAS en 2003. Son expertise m'aide à trier le vrai du faux."
Pour Xiaoxia, ce trop plein d'informations peut même s'avérer dangereux quand il est mélangé à des rumeurs: "Sur les réseaux sociaux, j'ai vu des images insoutenables de chiens battus à mort, car une rumeur a fait croire qu'ils pouvaient être porteurs du coronavirus."
"On espère que ce sera rétabli pour la haute saison"
Pour Suisse Tourisme, l'impact de la crise sanitaire, bien que réel, apparaît pour l'instant encore limité, la Suisse n'étant pas une destination très prisée des Chinois en hiver.
Mais pour de nombreux Chinois de Suisse, la situation est plus compliquée. Parmi les quelque 18'000 résidents que recense l'Office fédéral de la statistique (OFS), beaucoup sont recrutés pour leurs compétences linguistiques et ont une activité essentiellement centrée sur les liens avec l'Empire du Milieu.
Au sein de son agence de voyage, Xiaoxia a vu la situation changer de manière soudaine: "Peu après la mise en quarantaine de Wuhan, j'ai été très occupée au travail parce que la totalité de nos clients nous ont contacté pour annuler leur voyage. J'ai donc dû prévenir tous les hôtels et les compagnies aériennes qui, heureusement, ont tous été compréhensifs et ne nous ont rien facturé. Mais depuis, c'est le calme plat, je n'ai plus grand-chose à faire au bureau et mon employeur a évoqué la possibilité de ma mise au chômage partiel. Je n'ai aussi plus eu de contacts avec les guides touristiques avec lesquels nous opérons et qui dépendent à 100% des touristes chinois".
A Interlaken, Rui évoque aussi une situation inhabituelle: "J'ai sans doute été engagée avant tout pour m'occuper de la clientèle chinoise mais depuis mes débuts, il n'y a quasiment pas de touristes chinois. Ma manager n'est toutefois pas encore trop inquiète mais on espère vraiment que la situation sera rétablie cet été pour la haute saison".
David s'estime quant à lui plus chanceux. Son patron est aussi chinois mais le restaurant offre une cuisine asiatique généraliste qui a ses habitués de longue date: "La fréquentation est en baisse mais cela reste raisonnable. Nous sommes présents depuis plusieurs années et nous avons une clientèle suisse fidèle. Je connais par contre d'autres restaurants qui dépendent davantage des groupes de touristes chinois et pour eux, la situation est plus difficile".
Une critique limitée aux autorités locales
Depuis le début de l'épidémie, la réaction du pouvoir chinois est scrutée à la loupe. Parfois complimenté pour son efficacité, comme lors de la construction express de deux hôpitaux à Wuhan, il se retrouve aussi sous le feu des critiques pour son supposé manque de transparence sur les chiffres ou pour une gestion jugée trop autoritaire qui nuirait à la lutte contre le virus.
La mort du docteur Li Wenliang, un ophtalmologue de 33 ans qui avait été l'un des premiers à lancer l'alerte sur l'épidémie et qui avait par la suite été convoqué par les autorités et sommé de "présenter ses excuses" pour "avoir lancé une rumeur", est l'un des exemples édifiants qui a cristallisé la colère de très nombreux Chinois.
>> Lire aussi : Le médecin chinois qui avait alerté en vain succombe au coronavirus
Parmi les quatre personnes que la RTS a pu rencontrer, la critique du pouvoir est pourtant limitée et se cantonne à l'échelle locale. On dénonce ainsi "des défaillances" dans la communication ou "l'inefficacité" de certains responsables du Hubei ou de la ville de Wuhan, sans jamais blâmer le gouvernement central.
Concernant le cas Li Wenliang, tous décrivent le docteur comme "un héros" mais se refusent à trouver des coupables à Pékin. Pour certains, comme Ruinian, cet "événement tragique" a même prouvé la capacité du gouvernement à accepter la critique: "A la mort du docteur Li Wenliang, de très nombreuses critiques ont émané sur les réseaux sociaux mais depuis, le gouvernement a écouté ces plaintes et a changé son action."
Rui abonde dans le même sens: "J'étais très en colère à sa mort. Mais depuis, le gouvernement a lancé une enquête et il a aussi licencié les deux plus hauts responsables de Wuhan et du Hubei (...) Les gens ont réagi à chaud. Dans quelque temps, on se rappellera de Li Wenliang comme d'un héros mais on ne pensera plus à ces questions politiques."
Dans quelques temps, on se rappellera de Li Wenliang comme d'un héros mais on ne pensera plus à ces questions politiques.
Dans un contexte plus global, Rui se dit par ailleurs "très fière" de la réaction chinoise face au coronavirus car elle estime "qu'aucun autre pays au monde n'aurait pu mettre en place de telles mesures si rapidement".
Si ces seuls avis ne peuvent prétendre à une représentativité parfaite de la communauté chinoise de Suisse, il est important de noter qu'une tendance similaire est visible sur les groupes de discussion Wechat. Les critiques envers les autorités y ont en effet une place marginale qui ne concerne presque exclusivement que des responsables locaux.
Confiants pour le futur
Si la Chine a mis en quarantaine une province de près de 60 millions de résidents, c'est bien un pays entier de 1,4 milliard de personnes qui a été immobilisé.
Avec la suspension de très nombreux vols, la fermeture de frontières terrestres et l'arrêt d'usines et d'entreprises, les répercussions sur l'économie chinoise et, par effet ricochet, sur l'économie mondiale, inquiètent. En Suisse, cet impact a déjà été évalué à 600 millions de francs.
Les Chinois de Suisse avec lesquels nous avons pu dialoguer se montrent pourtant confiants. Tous veulent voir une "Chine forte" qui saura très rapidement "se remettre sur pied" au moment où l'épidémie sera stoppée.
Seule Xiaoxia ose une vision plus sceptique: "J'ai parlé de ça avec ma mère récemment, qui est une femme d'affaires. Elle m'a dit qu'à l'heure actuelle, beaucoup de gens avec de hautes capacités financières n'ont pas pu faire d'achats depuis plusieurs semaines et qu'à la fin de la crise, cela pourrait provoquer un boom dans la consommation (...) mais aussi que pour de très nombreuses personnes moins riches, cette épidémie représente des pertes énormes qui seront très difficilement surmontables. Je crois donc qu'on sous-estime beaucoup les conséquences économiques de cette crise."
Tristan Hertig
*Trois des personnes interrogées ont préféré utiliser des prénoms d'emprunt.