Modifié

Les zones d'ombre de la future application de traçage suisse

Le Conseil fédéral souhaite que l'application puisse être utilisée en Suisse dès le mois de mai. [Keystone - Laurent Gillieron]
L'application de traçage des contaminations au Covid-19 est-elle vraiment fiable? / La Matinale / 3 min. / le 4 mai 2020
La Confédération veut lancer rapidement une application pour tracer les contacts dans la population, mais sa fiabilité est contestée. Le Parlement en débat cette semaine.

Alors que le nombre de cas de coronavirus est en recul, la Confédération souhaite connaître comment se propage la maladie. Une application de traçage développée notamment par l'EPFL doit être proposée au grand public. Son but: savoir si vous avez été en contact avec des personnes malades, pour ensuite vous mettre en quarantaine.

Pour le Conseil fédéral, l'application peut servir de support aux mesures mises en oeuvre par les cantons, pour endiguer la propagation du virus. Elle sera installée sur une base volontaire.

Pratiquement, si une personne munie de l'application est testée positive au Covid-19, tous les possesseurs de l'application, pour lesquels il a été établi qu'ils se trouvaient lors des derniers jours à moins de 2 mètres pendant plus de 15 minutes, sont automatiquement avertis.

Pas de géolocalisation

Si vous recevez une alerte, vous avez le choix d'appeler une hotline. Dès lors, le médecin cantonal peut vous mettre en quarantaine. Le canton de Vaud s'est d'ores et déjà proposé pour intégrer la phase pilote de ce projet.

L'application utilise le procédé Decentralized Privacy-Preserving Proximity Tracing (DP-3T). Elle doit simplifier et accélérer l'identification des personnes ayant eu un contact avec un malade. [Keystone - Laurent Gillieron]
L'application utilise le procédé Decentralized Privacy-Preserving Proximity Tracing (DP-3T). Elle doit simplifier et accélérer l'identification des personnes ayant eu un contact avec un malade. [Keystone - Laurent Gillieron]

Il ne s'agit pas de tracer le parcours des gens, mais de tracer leurs contacts. Contrairement à ce qui a été fait en Asie, il n'y a pas de géolocalisation des téléphones. Elle détermine seulement la distance et le temps d'exposition entre des personnes.

Le système fonctionne grâce une technologie nouvelle dans ce contexte : le Bluetooth à basse énergie. L'application envoie régulièrement un signal crypté dans un rayon de 2 mètres autour d'elle. C'est également un système dit décentralisé, car la grande majorité des données reste dans votre téléphone.

En test avec l'armée

L'application est censée respecter votre vie privée. Mais elle est actuellement évaluée par le préposé fédéral à la protection des données. À noter que l'application est développée en open source: la communauté peut ainsi connaître le code informatique et le vérifier.

Mais l'application est-elle fiable? Pour s'en assurer, l'équipe technique la teste actuellement dans le monde réel avec des recrues de l'armée suisse. "Le but est d'avoir une meilleure visibilité sur l'efficacité de la traçabilité", affirme Alfredo Sanchez, chef du projet à l'EPFL.

Si la technique du Bluetooth permet une meilleure protection de la vie privée en évitant la localisation des données, elle a également un grand défaut: sa fiabilité.

Un outil indicatif

"Les limites de la technologie Bluetooth sont liées au fait qu'on la maîtrise peu ou pas du tout dans cette configuration. C'est quelque chose de très récent", admet Alfredo Sanchez.

L'application est améliorée chaque jour, mais elle montre ses limites. Concrètement, elle ne sait pas s'il y a des murs. Elle calcule parfois mal les distances ou ne détecte pas un autre téléphone.

Évidemment, il y a aussi le comportement humain. Vous pouvez oublier votre téléphone ou le mettre à charger pendant une heure à côté de celui d'un collègue par exemple.

Un téléchargement massif

"Cela reste un outil indicatif qui va beaucoup nous aider, mais qui ne va jamais remplacer les mesures de distanciation et d'hygiène qui sont recommandées", souligne Alfredo Sanchez.

Pour être efficace, l'application doit également être massivement installée. Selon une étude publiée dans Science le 31 mars, 60% de la population devrait la télécharger pour que ses résultats soient efficaces.

Une application moyennement fiable, pas obligatoire et laissée au libre arbitre en cas de réception d'une alerte: la question de son utilité se pose.

Et elle fait son chemin notamment au Parlement. Deux motions ont été déposées par les commissions des institutions politiques des Etats et du National. Elles doivent être discutées respectivement lundi après-midi et mardi cette semaine. Les parlementaires demandent deux choses: pas d'obligation de téléchargement et surtout une base légale.

Une foule de questions

Le Conseil fédéral veut aller trop vite, selon plusieurs parlementaires. Le conseiller national Balthasar Glättli (Les Verts/ZH) souhaite s'assurer que l'on puisse effacer rapidement les données et que le but de l'application soit clairement énoncé. Il s'agit, selon lui, d'éviter les glissements vers la surveillance de la population. Sur ce point, il est rejoint par les jeunes PLR.

Des soldats suisses testent pour la première fois l'application en dehors des laboratoires. [Keystone - Laurent Gillieron]
Des soldats suisses testent pour la première fois l'application en dehors des laboratoires. [Keystone - Laurent Gillieron]

Les questions juridiques sont nombreuses. Si je reçois une alerte, dois-je avertir mon employeur sachant que l'application peut se tromper? Un magasin peut-il interdire l'accès aux personnes n'ayant pas téléchargé l'application? Ou encore, un tribunal peut-il vous demander de fournir vos données cryptées?

"Que se passe-t-il si une personne porte plainte contre une autre, en disant: 'cette personne a été informée par l'application qu'elle était potentiellement positive au virus. Elle n'a pas pris les précautions nécessaires et c'est elle qui m'a transmis le virus.' Dans ce cas-là, la justice peut-elle accéder aux données de localisation et de contacts de la personne incriminée?", se questionne le conseiller national Damien Cottier (PLR/NE).

"Ce sont des questions importantes. Il est possible que ce type de réponses existe dans la jurisprudence ou dans la législation existante, mais il s'agit de points que la politique a le devoir d'examiner de manière approfondie", note l'élu PLR.

Des détails le 8 mai

Le Conseil fédéral souhaite de son côté aller rapidement de l'avant. Il propose de rejeter les motions et promet des informations détaillées pour le 8 mai. L'objectif est de distribuer l'application ce mois-ci. "Il est urgent et important que l'application soit disponible le plus rapidement possible afin de soutenir l'assouplissement progressif du confinement", peut-on lire dans la réponse du gouvernement aux motions.

Ses arguments: l'application est facultative, les demandes sur la protection de la vie privée sont remplies et les bases légales pour les données de santé existent.

Le Conseil fédéral a donc anticipé les demandes du Parlement et peut agir dans le cadre de ses compétences en matière de droit sur les épidémies.

L'approche helvétique tranche avec celle du gouvernement français, en inversant la logique: il n'y aura pas d'application de traçage sans l'aval du Parlement.

Pascal Wassmer

Publié Modifié