Depuis le début de la crise du coronavirus en Suisse, les trois sondages réalisés par l'institut Sotomo pour le compte de la SSR ont révélé une différence de sensibilité entre Latins et Alémaniques. Ce fossé linguistique - appelé "Coronagraben" en référence au traditionnel Röstigraben politique - se matérialise notamment dans le soutien aux mesures sanitaires prises par les autorités.
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Un tiers des Alémaniques estiment que les fermetures de commerces et d'établissements de services à la personne sont allées trop loin, contre 18% des Romands, selon la dernière enquête publiée la semaine dernière. Pour ce qui est des entraves à la liberté de mouvement et de réunion, les Suisses allemands sont 27% à les trouver trop importantes, contre 14% des francophones.
Sans surprise, cette tendance se retrouve dans le soutien à l'assouplissement des mesures entré en vigueur ce lundi. Plus d'un quart des Alémaniques jugent le rythme du déconfinement trop lent. C'est beaucoup plus qu'en Suisse romande (11%). A l'inverse, ceux qui estiment que le Conseil fédéral va trop vite sont bien plus nombreux côté francophone (47%) qu'outre-Sarine (38%).
DES RÉGIONS DIVERSEMENT TOUCHÉES
Ces différences de sensibilité s'expliquent entre autres par l'intensité de la crise sanitaire. Une frontière invisible sépare en effet le pays: la Suisse romande et le Tessin ont été nettement plus durement touchés par le coronavirus que les cantons alémaniques, à quelques exceptions près. Hormis le Jura, tous les cantons romands figurent ainsi dans les huit cantons comptant le plus de morts.
Avec 25 cas de COVID-19 pour un peu plus de 16'000 habitants et aucun mort, Appenzell Rhodes-Intérieures illustre ce "Coronagraben". Sans frontière avec l'étranger et peu dense, ce canton de Suisse orientale n'a enregistré qu'un seul nouveau cas depuis plus d'un mois. Le dernier test positif date du 23 avril. Les appels pour une réouverture rapide de l'économie y étaient particulièrement pressants.
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DES MESURES SANITAIRES CRITIQUÉES
Les milieux économiques ne sont pas les seuls à faire entendre une voix dissonnante. Aux yeux de certains, les mesures sanitaires sont moins bien suivies par la population outre-Sarine qu'en Suisse romande. "Ca me fait assez souvent peur, parce qu'ils prennent moins de précautions que nous", témoigne Cassandre Stornetta, une Jurassienne établie à Zurich.
L'impatience du déconfinement, portée par des personnalités comme le conseiller national UDC Roger Köppel, a trouvé davantage de voix dans la presse alémanique qu'en Suisse romande. "La hantise doit prendre fin", écrivait ainsi le journaliste zurichois un éditorial publié le 24 avril par son journal, la Weltwoche.
Mais cette petite musique anti-confinement ne résonne pas uniquement dans les cercles de la droite conservatrice. Antoine Chaix, médecin et député socialiste au Grand Conseil schwytzois, a adressé une lettre au Conseil fédéral. Il dénonce le sacrifice disproportionné imposé aux pensionnaires des maisons de retraite, privés de visite de leur famille.
"Dans les homes, on vise le risque zéro depuis le début et on y arrive plutôt bien jusqu'à présent. Mais à quel prix?", demande-t-il. "C'est un coût qui n'est pas financier, c'est un coût qui péjore la qualité de vie. On ne peut pas le mesurer, mais je le trouve très élevé", poursuit Antoine Chaix. Pour lui, au nom de la liberté individuelle, la Suisse pourrait se permettre une hausse du nombre de cas d'infection.
LA RÉOUVERTURE DES ÉCOLES
Le fossé culturel qui sépare les Romands des Alémaniques se cristallise également autour du débat sur la réouverture des écoles. Alors que cette question suscite une vive opposition de la part de certains parents et enseignants en Suisse romande, les critiques sont beaucoup plus rares en Suisse alémanique.
Bâle-Ville, pourtant l'un des cantons alémaniques les plus touchés par l'épidémie, n'a pas voulu d'un retour partiel à l'école. Pour le conseiller d'Etat chargé de l'Education Conradin Cramer, il s'agit d'une question d'égalité des chances: "Nous avons des élèves de différentes nationalités et milieux sociaux, et une grande partie d'entre eux n'ont pas la possibilité d'apprendre à la maison. C'est donc très important qu'ils puissent revenir à l'école."
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Contrairement à la Suisse romande, presque tous les cantons alémaniques ont repris les cours normalement ce lundi. Seuls Saint-Gall et Zurich font figure d'exception. Malgré la pression des milieux économiques et de la droite, le canton le plus peuplé de Suisse a opté pour une réouverture en demi-classes.
Mais ce choix n'est pas du goût de nombreux parents. "Avec les demi-classes, on ne protège personne. On fait juste du mal à l'économie", estime Sabine Fercher. Cette avocate domiciliée à Oerlikon (ZH) a lancé une pétition en ligne pour une reprise normale des cours. En une dizaine de jours, celle-ci a recueilli plus de 7500 signatures.
MANIFESTATIONS CONTRE LES MESURES
Autre signe de cette contestation croissante au sein de la population, des centaines de personnes ont manifesté illégalement samedi à Saint-Gall, Zurich et Berne, défiant les règles de distanciation spatiale. Il s'agissait pour elles de dénoncer les mesures prises face à l'épidémie, considérées comme une violation des droits fondamentaux.
Dans la capitale, les manifestants se sont amassés aux abords de la place Fédérale, interdite d'accès par la police. Dans cette foule bigarrée, d'aucuns se revendiquaient patriotes, d'autres se présentaient comme des militants anti-vaccination, tandis que certains mettent en doute l'existence même du coronavirus. "Sans mesures de confinement, la Suède fait aussi bien que la Suisse", disaient de nombreuses pancartes. (voir encadré)
Reste que des résistances se font sentir en Suisse romande également. En dépit des mesures sanitaires, plusieurs centaines de fêtards se sont rassemblés samedi soir sur une plage à Auvernier (NE), au bord du lac de Neuchâtel. Vu le nombre des fauteurs de troubles et leur alcoolisation, les policiers ont renoncé à intervenir pour leur propre sécurité.
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Reportages TV: Fanny Zürcher, Théo Jeannet et Jean-Marc Heuberger
Adaptation web: Didier Kottelat
Le modèle suédois, panacée ou expérience risquée?
La Suède est le seul pays européen à ne pas avoir forcé sa population à se confiner. Dans ce pays, les seules contraintes sont l'interdiction des rassemblements de plus de 50 personnes, celle des visites dans les maisons de retraite et la fermeture des écoles du post-obligatoire. Pour le reste, le gouvernement en a appelé au civisme de la population, demandant à chacun de prendre ses responsabilités et de suivre les recommandations sanitaires. Les restaurants, bars, magasins et autres commerces n'ont ainsi jamais fermé.
Le modèle suédois est souvent présenté comme la panacée par les opposants au confinement, comme ceux qui ont manifesté samedi à Berne. Pour l'heure, le royaume déplore davantage de morts par million d'habitants que la Suisse (319,4 contre 213,9 au 10 mai 2020), comme le montrent les courbes ci-dessous. Et la Suède fait surtout beaucoup moins bien que ses voisins scandinaves (94,4 morts au Danemark, 48,4 en Finlande, 40,9 en Norvège).
Le pari des autorités est critiqué par de nombreux médecins et infectiologues suédois, qui ont appelé le gouvernement à prendre des mesures plus drastiques. Dans la région de Stockholm, les autorités espèrent arriver à une immunité collective avant la fin du mois et éviter ainsi une deuxième vague épidémique. Mais les incertitudes sont encore nombreuses face à ce nouveau virus. Il faudra sans doute attendre des mois avant de pouvoir tirer le bilan du modèle suédois.
Le reportage de Mise au point en Suède