Dans la chambre frigorifique chez Suter Viandes à Carouge, Michel Gerber dispose habituellement de 40 tonnes de marchandise. Aujourd'hui, elle est vide et les locaux fantomatiques. Seule une dizaine de personnes sur 70 travaillent désormais. "Avec 60% de clients en moins, et une perte de la moitié de mon chiffre d'affaires, j'ai dû mettre une partie de mon personnel au chômage partiel", regrette le patron de cette grande boucherie indépendante de Suisse romande.
Viande congelée
Les étagères sont vides alors que la salle de congélation (à -25 degrés) est pleine à craquer. Entrecôte, filet de boeuf, rumsteak, ris de veau: "habituellement nous ne stockons que sur deux étagères", maintenant cette salle est remplie. "J'ai congelé quelques dizaines de tonnes de viande, soit deux fois plus que d'habitude", explique Michel Gerber. "Cela fait beaucoup d'argent gelé".
Problème: ce stockage coûte, et surtout ces produits perdent 10% de leur valeur une fois remis sur le marché.
Les pièces nobles destinées à la restauration ont dû mal à être écoulées. La moitié de la viande produite en Suisse est destinée à la restauration. Mais avec la fermeture des établissements décidée par la Confédération le 16 mars dernier, ces produits pour la plupart haut de gamme sont devenus un problème.
Aide à la filière de la viande
Le Conseil fédéral a d'ailleurs octroyé une aide de 3 millions de francs pour le stockage à la filière de la viande. "Cent vingt tonnes de boeuf et 690 tonnes de veau ont été congelées", confirme Regula Kennel, porte-parole de Proviande, l'interprofession de la filière de la viande. "Cela a empêché les prix de s'effondrer et permis de stabiliser le marché. Sauf pour la viande de veau, pour laquelle le problème de l'offre excédentaire n'est pas résolu". Conséquence: la viande de veau a perdu 1 franc par kilo entre mars et fin avril.
Michel Gerber a pu vendre certaines des pièces destinées à la restauration par des actions en ligne ainsi que dans ses boucheries qui ont enregistré une demande en hausse. Constat confirmé par Regula Kennel: "dans la vente de détail, nous avons constaté une augmentation de 17% des ventes de viande: 20% pour la volaille, presque 20% pour le boeuf et les achats de conserves de viande ont même doublé en mars par rapport à l'année précédente". Les Suisses, confinés, ont davantage cuisiné et le tourisme d'achat a été stoppé net. Mais cela ne permet pas de compenser les pertes.
Fruits et légumes également impactés
Quelque 40% des fruits et légumes sont destinés à la restauration. Dans ce secteur également, la fermeture des établissements a secoué la filière d'approvisionnement.
Chez Ronin Food, les étagères du stock sont habituellement pleines à craquer et 25 camions vont et viennent devant l'établissement pour fournir hôtels et restaurants. Aujourd'hui seuls trois desservent des EMS et hôpitaux. Ce grossiste maraîcher livre à 35% la restauration classique et hôtelière, à 55% la restauration collective. Depuis la mi-mars, la baisse de volume est de 72%, alors 70% des 85 employés sont au chômage partiel.
Dans les allées du stock, le responsable des achats Philippe Grégoire montre les étagères vides. "Les jeunes pousses de salade, les minilégumes, tous ces produits-là, du jour au lendemain, nous avons arrêté de les vendre". De manière générale, "pour les producteurs il y a de la perte. Par exemple, un producteur du bout du lac va broyer toutes ses salades, les feuilles de chêne, les batavia, les lollos aussi, parce que les volumes ne sortent plus comme d'habitude". Ces destructions ont toutefois été minimes en Suisse. Par ailleurs, des canaux de distribution comme des paniers potagers livrés à domicile se sont généralisés et ont permis de gérer une partie du surplus.
Nouveaux débouchés
Certains fruits et légumes destinés à la restauration ont retrouvé leur place dans les assortiments de supermarchés. La lollo par exemple en avait été retirée, elle a été réintégrée à la mi-avril par certaines enseignes de la grande distribution.
La demande des légumes de gros calibre a aussi chuté de 70% avec la fermeture des établissements. Alors pour être commercialisées en grande surface, le calibre des carottes est passé de 200 à 250 grammes. On y trouve aussi des choux ou des céleris XXL.
"Tout le monde a essayé de trouver des solutions afin d'écouler la marchandise produite pour une consommation qui s'est retrouvée complètement bouleversée", estime Xavier Patry, directeur de l'Union maraîchère de Genève. Cette coopérative de 32 producteurs fournit 30'000 tonnes de fruits et légumes à toute la Suisse par année. Quelque 80% de sa production part dans la grande distribution. "Nous avons constaté une hausse de 30% des volumes et de nos chiffres", détaille Xavier Patry. "Du côté de la grande distribution, elle a bien joué le jeu des produits suisses, et nous avons augmenté de 50% nos volumes dans nos magasins". Là encore, davantage de cuisine domestique et absence de tourisme d'achat.
Même son de cloche du côté de Marc Wermelinger, directeur de Swisscofel, l'association suisse du commerce fruits, légumes et pommes de terre: "Nous avons observé une hausse de la demande de fruits et légumes au mois de mars, elle a désormais tendance à se normaliser". Xavier Patry, de son côté, espère que cette crise aura une vertu: que les Suisses restent fidèles à leurs choix d'achats de ces dernières semaines: local et de saison.
Natalie Bougeard