Le mouvement Black Lives Matter et ses différentes manifestations à travers le monde ont remis en lumière le passé colonial de nombreux pays. La Suisse a elle aussi été pointée du doigt. Différentes personnalités font polémique, notamment celles affichées dans nos rues ou érigées en statues. Entre recontextualisation et éducation, comment repenser les liens entre la Suisse et le colonialisme?
– LA FIN DE L'INNOCENCE SUISSE –
La plupart des historiens s'accordent sur ce point: même si la Suisse n'a pas eu d'empire colonial, ni d'accès à la mer pour exercer le commerce triangulaire, des Suisses ont participé à titre individuel au colonialisme.
165'000 personnes ont été déportées grâce aux intérêts financiers helvétiques
Parmi eux, de nombreux banquiers et financiers qui ont bâti leur fortune grâce, en partie, au commerce triangulaire. "Onze millions de personnes ont été déportées entre le XVIIIe et XIXe siècle d'Afrique vers les Amériques. Sur ce commerce-là, les financiers suisses ont joué un rôle estimé à environ 1,5%. On est à 165'000 personnes déportées avec des intérêts helvétiques", explique l'historien Christophe Vuilleumier dans le débat de Forum de mercredi.
À travers certains de ses ressortissants, la Suisse a quand même participé à l’expansion de l’esclavage et de la colonisation
Pour Tidiane Diouwara, président de l'association CIPINA, qui vise à promouvoir l'image d'une "nouvelle Afrique", il n'y a aucun doute, "à travers certains de ses ressortissants, la Suisse a quand même participé à l'expansion de l'esclavage et de la colonisation", déclare-t-il dans le débat Forum.
Le travail des missionnaires suisses peut être aussi considéré comme une forme de colonialisme. Ces derniers ont été très actifs au cours des XVIIIe et XIXe siècles.
>> Lire : "Capitão", l'histoire dessinée d'un missionnaire suisse qui perdit la foi
"La population suisse adhérait aussi dans sa grande majorité à l'esprit colonialiste", ajoute Christophe Vuilleumier. Exemple: les villages de "nègres" et les zoos humains présents notamment à Zurich, Lausanne ou encore à Genève.
Selon Olivier Meuwly, historien, la position de la Suisse face à cette partie de son histoire a évolué. Longtemps niée, elle a ressurgi ces dernières années dans les discussions. "L'histoire se réactualise au gré des débats. Aujourd'hui, on le vit clairement", ajoute-t-il dans Forum.
Pour l'historien Dominique Dirlewanger, il ne faut pas négliger les revendications des manifestants. "L'histoire est en train de s'écrire maintenant, face à des mouvements qui demandent un droit d'inventaire", défend l'historien lors de son passage dans l'émission Infrarouge du 17 juin.
– LES STATUES, TOUT UN SYMBOLE –
La problématique est revenue sur le devant de la scène avec les statues déboulonnées à travers le monde. Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en Belgique, plusieurs statues controversées ont été déboulonnées par des manifestants, dégradées ou encore retirées par les autorités locales.
Tout lien avec l'esclavage doit être supprimé
Une des premières statues à être passée à la trappe était celle d'Edward Colston, marchand d'esclaves de la fin du XVIIe siècle. Des manifestants l'ont jetée à l'eau à Bristol. À quelques kilomètres de là, à Londres dans le quartier des Docklands, c'est la statue du marchand esclavagiste Robert Milligan qui a été retirée au moyen d'un engin de chantier. Une volonté politique soutenue par le maire londonien Sadiq Khan qui avait annoncé qu'une révision de toutes les statues et noms de rues de Londres serait faite. Il déclarait alors que tout lien avec l'esclavage devait "être supprimé".
Edward Colston statue pulled down by BLM protesters in Bristol. Colston was a 17th century slave trader who has numerous landmarks named after him in Bristol. #BlackLivesMattters #blmbristol #ukprotests pic.twitter.com/JEwk3qKJx2
— Jack Grey (@_jackgrey) June 7, 2020
>>Lire aussi: D'emblématiques déboulonnements de statues par les antiracistes
En Suisse, c'est la statue de David de Pury, au centre-ville de Neuchâtel, qui fait débat. Plus de 2000 personnes ont signé une pétition réclamant qu'elle soit retirée. Né à Neuchâtel, David de Pury a fait don de l'équivalent de 600 millions de francs suisses qui ont été utilisés pour des projets caritatifs, mais aussi pour la construction de l'Hôtel de Ville. Une fortune amassée du temps de l'esclavage.
Une initiative que conteste Nicolas de Pury, descendant de David de Pury et élu Vert au Conseil général de Neuchâtel. Interrogé dans le quotidien neuchâtelois Arcinfo, il s'interroge sur l'intérêt de la démarche. "Ce qui serait bien plus utile, c'est que l'on mène des recherches historiques encore plus poussées que ce qui a été fait jusqu'à présent, histoire d'aller au fond des choses.", a-t-il déclaré.
Lui rendre hommage aujourd'hui n'est plus acceptable aux yeux des activistes à la base de cette pétition. Le "Collectif pour la mémoire" demande le remplacement de la statue par une plaque commémorative en hommage aux victimes de racisme. Leur objectif n'est pas de réécrire l'histoire, mais "d'éduquer", comme l'expliquait Mattia Ida à la RSI. "On aimerait ouvrir le débat, que l'histoire de la ville de Neuchâtel soit aussi enseignée dans les écoles sous cet aspect-là". La Ville de Neuchâtel se dit ouverte au dialogue.
>> Une fois déboulonnées, ces statues prennent parfois place dans des musées, comme c'est le cas à Berlin dans la Citadelle de Spandau.
A Berlin (Citadelle de Spandau), il y a un musée, récemment ouvert (2016), spécialement dédié aux statues de la ville qui ont été déboulonnées au XXe siècle. Il est très bien fait, avec beaucoup d'explications dans des bornes numériques. pic.twitter.com/h3QeJ3FWPO
— Nicolas Offenstadt (@Offenstadt) June 17, 2020
– PERSONNALITÉS POLÉMIQUES DANS NOS RUES –
Autre élément de l'espace public pointé du doigt : le nom des rues. À Genève, c'est le Boulevard Carl-Vogt qui est remis en question. Naturaliste et médecin suisse, Carl Vogt était un partisan du darwinisme et de la différenciation des races et des sexes.
>> Une professeure de géographie et environnement à l'Université de Genève, Juliet Fall, a réalisé une bande-dessinée dans laquelle elle rédige une lettre ouverte à Carl-Vogt
Les membres de Black Lives Matter Suisse romande ont d'ailleurs lancé une pétition où ils demandent de changer le Boulevard Carl-Vogt en Boulevard Tilo Frey, l'une des douze premières femmes à siéger au Conseil national. Elle a été la première personne d'origine africaine à être élue au Parlement.
>> Lire aussi ces dossiers de Swissinfo: Comment la Suisse a profité de l'esclavage et Quand des Suisses créaient une colonie privée en Algérie
Déboulonner des statues, c'est un peu effacer l'histoire.
Pour certains historiens, faire table rase du passé n'est pas une option viable. Interrogé dans La Matinale, Nicolas Blancel, historien français de l'histoire coloniale et postcoloniale et professeur à l'Université de Lausanne, estime que des explications historiques sont nécessaires, "même à partir de monuments controversés".
"Déboulonner les statues, c'est un peu effacer l'histoire. Il serait plus utile de contextualiser ces statues, monuments et noms de rues pour en faire des lieux de savoir et faire en sorte que l'histoire reprenne ses droits", soutient-il.
Quand les noms des rues portent les noms de criminels, on ne se sent pas en sécurité dans l'espace public comme personne afro-descendantes et ça, c'est une violence
Mohamed Mahmoud Mohamedou, professeur d'histoire internationale à l'IHEID, met lui le doigt sur la nécessité d'un débat public. "C'est une question de démocratie. Une statue, c'est une célébration. Qu'est-ce qu'une communauté veut reconnaître? Une personne qui a bénéficié de la traite négrière? À l'évidence, ça pose problème", a-t-il déclaré dans une interview du 12h45.
Pour l'historien, décider si une figure doit être érigée en statue ou non doit être un choix collectif et être précédé d'un débat démocratique.
Mais pour de nombreux militants, comme Christianne Getou Musangu, antiracsite et afroféministe, la question va au-delà du débat historique. Elle est actuelle. Pour elle, "glorifier des criminels, c'est les absoudre de leurs crimes". "Quand les noms des rues portent les noms de criminels, on ne se sent pas en sécurité dans l'espace public comme personne afro-descendantes et ça, c'est une violence", ajoute-t-elle.
– LA QUESTION DE LA RESTITUTION DES ŒUVRES D'ART –
Ces considérations résonnent avec la question de la restitution des œuvres spoliées. Une problématique qui touche aussi la Suisse.
En 2017, Emmanuel Macron déclarait vouloir restituer les œuvres pillées à l'Afrique pendant la période coloniale. De quoi ébranler les milieux culturels et politiques. Cédric Wermuth, conseiller national socialiste, a déposé en décembre 2017 une motion pour rechercher sur le territoire suisse les objets datant de l'époque coloniale et de les restituer à leur pays d'origine. Pour l'élu, "il faut reconnaître la participation de la Suisse dans le projet colonial européen". Sa motion a été rejetée en 2019 par le Conseil fédéral.
>> Lire aussi : Un rapport français incite à la restitution du patrimoine africain
>> Consulter sur le site de l'ICOM, le Conseil international des musées, les objets culturels en danger placés dans des listes rouges
Dans le musée d'Ethnographie de Genève (MEG), il y a un objet qui pourrait disparaître. Une défense d'ivoire issue du sac d'un pillage militaire en 1897 et achetée dans les années 40. "Est-ce qu'un jour, le Nigeria, ou Benin City ou la cour de Benin City demandera une restitution?", se demande dans le sujet du 19h30 le directeur du musée, Boris Wastiau. Très peu probable selon lui, mais théoriquement, cela serait possible.
Très peu probable, car les demandes de restitutions "se comptent sur les doigts d'une main", explique Boris Wastiau dans un débat Forum. Par ailleurs, la décision ne serait pas de son ressort. Ce ne sont pas les personnes qui travaillent dans des musées qui ont autorité sur les collections. Dans le cas du MEG, c'est la Ville de Genève peut décider du sort des œuvres, clarifie le directeur.
L'objectif du MEG, mais aussi de nombreux autres établissements, est de "décoloniser les musées". Dans son plan stratégique 2020-2024, l'institution veut placer cette thématique en avant. Le musée est entré en contact avec différentes communautés pour réfléchir à la manière de présenter la collection en mettant en avant le parcours des objets et des personnes qui les ont ramenés en Suisse.
Décoloniser, c'est être franc avec son histoire et trouver des solutions pour changer les dynamiques
Exemple: la collaboration avec la communauté de Milingimbi, originaire d'une île située au large des côtes autraliennes. Pas de restitution des œuvres du côté du MEG, mais la possibilité pour les communautés de stocker des photographies des collections dans leurs bases de données où elles peuvent être consultées.
Pour Bansoa Sigam, anthropologue, muséologue et présidente de l'Association Sankofa, il est tout d'abord primordial de mettre en place une coopération entre les différents musées, de faire des partenariats qui viennent du Nord et du Sud et qui sont symétriques. "Décoloniser, c'est être franc avec son histoire et trouver des solutions pour changer les dynamiques", ajoute-t-elle.
Gabriela Cabré