Pourquoi la Suisse n'était pas prête

Grand Format Crise du coronavirus

Keystone - Leandre Duggan

Introduction

Alors que la Suisse voit le pic de la crise du coronavirus s'éloigner, la RTS a enquêté sur les manquements qui se sont faits le plus ressentir. Le but? Comprendre leurs origines, en particulier celle du manque de matériel de protection.

Chapitre 1
Des manques criants

Keystone - Leandre Duggan

Peu à peu, la vie reprend son cours dans sa nouvelle normalité: le nombre d'infections et de décès reste bas, le système de santé a montré sa résilience et la Suisse a su passer la crise sans connaître un débordement à l'italienne, scénario longtemps craint.

Pourtant, en regardant dans le rétroviseur, il s'avère que le pays n'était pas parfaitement paré pour faire face à une pandémie. Et peut-être même moins qu'il ne l'aurait été il y a encore quelques années.

La RTS est remontée à l'origine de cette situation et tire un bilan.

>> L'enquête dans Forum consacrée à la pandémie de Covid-19 en Suisse :

La Suisse n'était pas prête à affronter une pandémie
Forum - Publié le 18 juin 2020

Le drame du matériel de protection manquant

Dans les hôpitaux, chez les médecins ou dans les EMS, le matériel de protection a manqué. Il a fallu rationner, recycler ou trouver des alternatives. Et parfois faire sans.

La vision économique du "flux tendu", qui consistait à croire qu'il serait toujours possible de se fournir sur le marché, s'est effondrée du moment que le monde entier s'est lancé dans une recherche désespérée de matériel.

Les biens se sont faits rares, et les prix ont drastiquement augmenté sur le marché.

Résultat: la Suisse a couru derrière les fournisseurs, et a dépensé des centaines de millions de francs en urgence.

>> Lire : La flambée du prix des masques a coûté 150 millions de francs en avril

De bien faibles réserves

Pourtant, des recommandations incitant à créer de réserves existaient dans le plan pandémie de la Confédération.

S'agissant en particulier des masques, il était prévu que les hôpitaux disposent de quantités suffisantes pour une consommation usuelle de quatre mois, les EMS de trois mois et chaque cabinet médical aurait dû détenir au moins 336 pièces. La population elle-même était invitée à s'équiper de 50 masques. Mais cela demeurait de simples recommandations, pas des obligations.

Selon notre enquête effectuée en Suisse romande, si les grands hôpitaux ont disposé des stocks recommandés, impossible d'en dire autant dans certains établissements de taille moyenne ou dans des EMS qui ont parfois largement failli à protéger leurs résidents et employés.

L'Office fédéral de la santé publique (OFSP) a été obligé de pudiquement constater "une mise en oeuvre des recommandations très variable dans le pays".

Les recommandation du plan pandémie relatives aux masques de protection.
Les recommandation du plan pandémie relatives aux masques de protection.

Pourquoi de tels manquements? Nos interlocuteurs pointent principalement des raisons économiques. "Il est onéreux de stocker ce matériel", nous a ainsi confié le directeur de la logistique d'un hôpital.

Plusieurs fins connaisseurs des plans pandémie avancent encore un autre point: une certaine négligence, voire une forme de banalisation du risque pandémique. Selon nos informations, aucune autorité n'a contrôlé à quel niveau ces recommandations, certes non-contraignantes, étaient respectées.

Cette nonchalance étonne. Surtout que les autorités fédérales avaient identifié depuis plusieurs années le risque de voir les canaux d'approvisionnement usuels s'effondrer en cas de crise mondiale.

De simples recommandations étaient-elles réellement suffisantes? Aurait-il fallu obliger les institutions de santé à faire des stocks?

>> Forum revient sur le manque de matériel de protection :

Comment la Suisse a-t-elle pu manquer de matériel de protection?
Forum - Publié le 18 juin 2020

Une commission fédérale envisageait des stocks obligatoires

Selon des documents que nous avons pu consulter, le sujet a longtemps été sur la table de la Commission fédérale pour la préparation au cas de pandémie (CFP).

Au sein de ce groupe d'experts, une réflexion sur une nouvelle stratégie de gestion des stocks de masques pour les cas de pandémie a été menée. La création de réserves via une répartition des charges entre la Confédération, les cantons et les fournisseurs de ces biens médicaux a été envisagée.

Parmi les opposants à cette idée, on retrouve les fournisseurs. Ces entreprises estimaient en faire assez avec les 160 à 180'000 masques de protection qu'elles stockaient gratuitement depuis 2004 comme unique réserve stratégique fédérale, et ce à la demande de l'Office fédéral pour l'approvisionnement économique du pays (OFAE).

Mais les cantons ne se sont pas non plus montrés très emballés: dans un PV de séance de cette Commission fédérale "spéciale pandémie", ils se plaignent du manque d'espace de stockage, de problème de financement et de l'impossibilité de faire tourner de tels volumes de masques.

"Nous ne sommes pas allés au bout de la réflexion"

Selon plusieurs sources, l'idée la plus controversée était d'imposer aux acteurs du système de santé une ordonnance ou des directives fédérales pour la création de stocks de masques. Elle restera lettre morte, et le principe "léger" des recommandations sera entériné dans le plan pandémie 2018 de l'OFSP.

"Nous ne sommes pas allés au bout de la réflexion", reconnaît aujourd'hui un ancien participant à ces débats. Mais l'année dernière déjà, la commission avait décidé de relancer ce projet d'introduction de stocks obligatoires à tous les échelons du système de santé. Puis le coronavirus est arrivé, trop vite, trop fort.

André Duvillard, délégué au Réseau national de sécurité, souligne que "la pandémie actuelle nous a révélé notre vulnérabilité" et a montré que "nous devons nous poser un certain nombre de questions sur les réserves que nous devrons faire à l'avenir".

Selon lui, les recommandations du nouveau plan pandémie, qui datent de 2018, n'ont pas été suivies par tout le monde et la Suisse a abordé la crise actuelle dans un ordre "un peu dispersé".

>> Le volet de notre enquête consacré au manque de tests de dépistage dans Forum jeudi soir :

La Suisse aurait-elle pu éviter une pénurie de tests de dépistage?
Forum - Publié le 18 juin 2020

L'influence des (fausses) alertes du passé

Comprendre les réticences face à la constitution de réserves impose de remonter l'histoire récente, et de revenir aux alertes qu'ont été les différentes crises précédentes (SRAS, H5N1 ou H1N1).

L’achat de 30 millions de masques chirurgicaux effectué par l’OFSP entre 2007 – 2008 avait été vivement critiqué à l’époque, et en a refroidi plus d'un à Berne. Ironie de l'histoire, une partie de ce stock a finalement trouvé son utilité lors de la crise du coronavirus, après 10 ans à prendre la poussière dans des hangars fédéraux.

Pascal Couchepin, ministre de la Santé de l'époque, se souvient qu'il avait fallu batailler pour faire accepter cette politique particulièrement préventive. "C'était nouveau de vouloir faire des réserves, c'était nouveau que le Conseil fédéral arrive avec une telle demande de budget (...) Les parlementaires ont été très réticents, voire même critiques, mais ont finalement accepté", rappelle-t-il.

"Depuis, on a un peu perdu le sens de l'urgence d'avoir des réserves", analyse l'ancien conseiller fédéral. "Durant ces dernières années, peut-être a-t-on été trop optimistes. Mais c'est un choix qui a été fait, et que personne n'a critiqué à ma connaissance", conclut-il.

Pourquoi la Suisse a-t-elle négligé ses stocks de masques? (vidéo)
La Matinale - Publié le 18 juin 2020

Chapitre 2
Des données difficiles à saisir

La flambée du virus a révélé un autre secteur où la Suisse n'a pas brillé: la gestion des données et la transparence.

Nombre de personnes infectées, total des décès mais aussi hospitalisations: les chiffres ont été cruciaux pour suivre la crise, comprendre son évolution, mais aussi prendre des décisions politiques. Pourtant fondamentales, la remontée et la communication des données ne se sont pas faites sans difficulté, révélant une faiblesse de la Suisse.

Lors des conférences de presse du mois de mars, les questions précises des journalistes sur la situation hospitalière étaient constamment bottées en touche. Combien de places sont-elles disponibles aux soins intensifs? Qu'en est-il des respirateurs? Inlassablement, l'OFSP esquivait en évitant de donner des chiffres précis.

La raison de ce silence est désormais connue: les autorités ne pouvaient pas partager de données complètes pour la simple et bonne raison qu'elles ne disposaient pas d'un inventaire complet. Sur le papier, les outils étaient là. Dans la réalité, leur mise en place a été laborieuse.

>> Forum revient sur le caractère lacunaire des données au début de l'épidémie :

Pourquoi les données épidémiques étaient-elles lacunaires au début de la crise?
Forum - Publié le 18 juin 2020

Les difficultés du SII

Concrètement, il a fallu attendre jusqu'à la fin du mois de mars pour que la totalité des informations remontent correctement des quatre coins du pays.

Pourtant, un outil de gestion de crise spécifique existait: le Système d'information ou SII, du Service sanitaire coordonnée de l'armée (SSC).

Le problème, c'est que les cantons, censés l'alimenter via les hôpitaux, n'étaient pas tous préparés. Certains ont même expliqué avoir pris du retard car ils ne disposaient pas d'identifiants informatiques.

L'armée nous a elle-même concédé que le "niveau de qualité des données" avait été "insatisfaisant" au début de la crise.

L'adoption de la plate-forme du SII s'est étalée sur plusieurs années selon les régions, les derniers cantons ayant été intégrés l'année dernière seulement.

Le programme traînait aussi en partie une mauvaise réputation. Dans les hôpitaux on se souvient d'exercices passés qui n'avaient pas convaincu. "On avait vraiment l'impression d'être devant une grosse machine fédérale inefficace", nous a raconté un spécialiste d'un hôpital romand, qui concède avoir finalement compris son utilité.

>> Lire : Toujours pas de données nationales exhaustives sur la situation hospitalière

"On n'aurait pas voulu voir des hôpitaux ou des cantons débordés avant d'être au point", nous a confié une source au fait des difficultés. Sa crainte: devoir commencer à organiser des transports de malades sans savoir exactement où se trouvaient les meilleures options de relocalisation.

Une telle situation aurait plus violemment mis à nu le manque de vision d'ensemble des autorités.

Une première utilisation générale

Le coronavirus a donc servi de premier vrai crash-test au niveau national du SII, dont les formulaires ont dû être adaptés pour répondre aux nécessités d'une gestion de pandémie.

Déjà prévue avant la crise, une nouvelle version du SII doit être développée.

Les responsables assurent qu'aujourd'hui la participation se maintient et que les données en provenance des hôpitaux sont complètes. Le défi consiste maintenant à maintenir le flux d'information. "Nous avons dû faire comprendre à certains acteurs cantonaux l'importance de cette vue nationale. Il faut maintenant que cela dure", raconte un spécialiste.

Les fax de l'OFSP

La crise du coronavirus a servi de révélateur de l'archaïsme du système d'alerte de l'OFSP en partie basé sur l'envoi de fax.

Lorsque les nombres de tests et de cas positifs ont explosé, l'Office, noyé sous l'arrivée de documents d'annonces à saisir manuellement, n'a pas pu suivre la cadence. Résultat: les chiffres annoncés quotidiennement depuis Berne ne correspondaient pas à ceux directement communiqués par les cantons.

Face à cette incohérence, de nombreux médias, dont certaines rédactions de la RTS, ont dès lors fait le choix de publier les données cantonales, considérées comme plus à jour.

Peu à peu, en acceptant l'utilisation d'emails sécurisés et en mettant en place un traitement automatisé des rapports en provenance des laboratoires, l'OFSP a finalement pu rattraper son retard.

L'OFSP, peu habitué à l'exercice de la transparence et à un tel niveau d'attention médiatique, a également tardé à mettre à disposition du public des données brutes, malgré les demandes de journalistes.

>> Dans Forum, le résumé des raisons derrière les défaillances révélées par la crise sanitaire :

Les raisons derrière les défaillances révélées par la crise sanitaire en Suisse
Forum - Publié le 18 juin 2020

Un pays désormais mieux préparé?

La courbe des infections désormais écrasée, de nombreux interlocuteurs ont souligné la capacité d'adaptation des différents secteurs face à la crise, les hôpitaux en tête.

La brutalité de la pandémie aura mis en exergue les faiblesses de plans théoriques, jamais mis en application.

Une attente semble partagée par de nombreux experts et parties prenantes avec qui nous nous sommes entretenus: s'il devait y avoir une deuxième vague ou une crise similaire, les autorités pourront tirer les leçons du passé.

>> Le Grand débat de Forum consacré aux solutions pour faire mieux en cas de nouvelle pandémie :

Le grand débat - Plan pandémie: quel remède?
Forum - Publié le 18 juin 2020