Peu à peu, la vie reprend son cours dans sa nouvelle normalité: le nombre d'infections et de décès reste bas, le système de santé a montré sa résilience et la Suisse a su passer la crise sans connaître un débordement à l'italienne, scénario longtemps craint.
Pourtant, en regardant dans le rétroviseur, il s'avère que le pays n'était pas parfaitement paré pour faire face à une pandémie. Et peut-être même moins qu'il ne l'aurait été il y a encore quelques années.
La RTS est remontée à l'origine de cette situation et tire un bilan.
Le drame du matériel de protection manquant
Dans les hôpitaux, chez les médecins ou dans les EMS, le matériel de protection a manqué. Il a fallu rationner, recycler ou trouver des alternatives. Et parfois faire sans.
La vision économique du "flux tendu", qui consistait à croire qu'il serait toujours possible de se fournir sur le marché, s'est effondrée du moment que le monde entier s'est lancé dans une recherche désespérée de matériel.
Les biens se sont faits rares, et les prix ont drastiquement augmenté sur le marché.
Résultat: la Suisse a couru derrière les fournisseurs, et a dépensé des centaines de millions de francs en urgence.
>> Lire : La flambée du prix des masques a coûté 150 millions de francs en avril
De bien faibles réserves
Pourtant, des recommandations incitant à créer de réserves existaient dans le plan pandémie de la Confédération.
S'agissant en particulier des masques, il était prévu que les hôpitaux disposent de quantités suffisantes pour une consommation usuelle de quatre mois, les EMS de trois mois et chaque cabinet médical aurait dû détenir au moins 336 pièces. La population elle-même était invitée à s'équiper de 50 masques. Mais cela demeurait de simples recommandations, pas des obligations.
Selon notre enquête effectuée en Suisse romande, si les grands hôpitaux ont disposé des stocks recommandés, impossible d'en dire autant dans certains établissements de taille moyenne ou dans des EMS qui ont parfois largement failli à protéger leurs résidents et employés.
L'Office fédéral de la santé publique (OFSP) a été obligé de pudiquement constater "une mise en oeuvre des recommandations très variable dans le pays".
Pourquoi de tels manquements? Nos interlocuteurs pointent principalement des raisons économiques. "Il est onéreux de stocker ce matériel", nous a ainsi confié le directeur de la logistique d'un hôpital.
Plusieurs fins connaisseurs des plans pandémie avancent encore un autre point: une certaine négligence, voire une forme de banalisation du risque pandémique. Selon nos informations, aucune autorité n'a contrôlé à quel niveau ces recommandations, certes non-contraignantes, étaient respectées.
Cette nonchalance étonne. Surtout que les autorités fédérales avaient identifié depuis plusieurs années le risque de voir les canaux d'approvisionnement usuels s'effondrer en cas de crise mondiale.
De simples recommandations étaient-elles réellement suffisantes? Aurait-il fallu obliger les institutions de santé à faire des stocks?
Une commission fédérale envisageait des stocks obligatoires
Selon des documents que nous avons pu consulter, le sujet a longtemps été sur la table de la Commission fédérale pour la préparation au cas de pandémie (CFP).
Au sein de ce groupe d'experts, une réflexion sur une nouvelle stratégie de gestion des stocks de masques pour les cas de pandémie a été menée. La création de réserves via une répartition des charges entre la Confédération, les cantons et les fournisseurs de ces biens médicaux a été envisagée.
Parmi les opposants à cette idée, on retrouve les fournisseurs. Ces entreprises estimaient en faire assez avec les 160 à 180'000 masques de protection qu'elles stockaient gratuitement depuis 2004 comme unique réserve stratégique fédérale, et ce à la demande de l'Office fédéral pour l'approvisionnement économique du pays (OFAE).
Mais les cantons ne se sont pas non plus montrés très emballés: dans un PV de séance de cette Commission fédérale "spéciale pandémie", ils se plaignent du manque d'espace de stockage, de problème de financement et de l'impossibilité de faire tourner de tels volumes de masques.
"Nous ne sommes pas allés au bout de la réflexion"
Selon plusieurs sources, l'idée la plus controversée était d'imposer aux acteurs du système de santé une ordonnance ou des directives fédérales pour la création de stocks de masques. Elle restera lettre morte, et le principe "léger" des recommandations sera entériné dans le plan pandémie 2018 de l'OFSP.
"Nous ne sommes pas allés au bout de la réflexion", reconnaît aujourd'hui un ancien participant à ces débats. Mais l'année dernière déjà, la commission avait décidé de relancer ce projet d'introduction de stocks obligatoires à tous les échelons du système de santé. Puis le coronavirus est arrivé, trop vite, trop fort.
André Duvillard, délégué au Réseau national de sécurité, souligne que "la pandémie actuelle nous a révélé notre vulnérabilité" et a montré que "nous devons nous poser un certain nombre de questions sur les réserves que nous devrons faire à l'avenir".
Selon lui, les recommandations du nouveau plan pandémie, qui datent de 2018, n'ont pas été suivies par tout le monde et la Suisse a abordé la crise actuelle dans un ordre "un peu dispersé".
L'influence des (fausses) alertes du passé
Comprendre les réticences face à la constitution de réserves impose de remonter l'histoire récente, et de revenir aux alertes qu'ont été les différentes crises précédentes (SRAS, H5N1 ou H1N1).
L’achat de 30 millions de masques chirurgicaux effectué par l’OFSP entre 2007 – 2008 avait été vivement critiqué à l’époque, et en a refroidi plus d'un à Berne. Ironie de l'histoire, une partie de ce stock a finalement trouvé son utilité lors de la crise du coronavirus, après 10 ans à prendre la poussière dans des hangars fédéraux.
Pascal Couchepin, ministre de la Santé de l'époque, se souvient qu'il avait fallu batailler pour faire accepter cette politique particulièrement préventive. "C'était nouveau de vouloir faire des réserves, c'était nouveau que le Conseil fédéral arrive avec une telle demande de budget (...) Les parlementaires ont été très réticents, voire même critiques, mais ont finalement accepté", rappelle-t-il.
"Depuis, on a un peu perdu le sens de l'urgence d'avoir des réserves", analyse l'ancien conseiller fédéral. "Durant ces dernières années, peut-être a-t-on été trop optimistes. Mais c'est un choix qui a été fait, et que personne n'a critiqué à ma connaissance", conclut-il.