Alors que les modes de consommation ont très rapidement évolué, de plus en plus de restaurateurs ont recours à des plateformes comme Smood, Uber Eats ou Eat.ch pour livrer leurs plats. Le prix à payer est lourd. Dans les contrats auxquels la RTS a eu accès, les restaurateurs renoncent à une part substantielle de leur revenu, entre 30 et 40%.
Quand on fait un partenariat avec ces plateformes, il faut oublier la rentabilité
Pour Daniel Alemu, gérant des restaurants éthiopiens Le Nil Bleu et La Mosaïque à Lausanne, le bilan financier de ces collaborations est nul. Depuis quelques mois, ce restaurateur travaille avec Smood et Uber Eats. Il a signé un contrat qui cède 30% du prix de chaque plat vendu via la plateforme. Cela représente la totalité de la marge qu’il réalise en temps normal. Un partenariat à perte? "Pas tout à fait", répond le restaurateur, "Il y a toujours la publicité derrière. La personne qui commande sur Smood ou Uber Eats va pouvoir découvrir notre restaurant. Ça reste un moyen de communiquer."
Dans le cas du restaurant de Daniel Alemu, la commission pour la période du 11 au 18 mai 2020 s’élevait à 101,85 francs. A cela s’ajoute une TVA sur les frais de service, qui, une fois ajustée, équivaut à 1,18% du prix total. Les frais d’activation échelonnés sur plusieurs semaines ("Divers") ajoutent 50 francs à la commission ponctionnée par Uber Eats. Au total, pour la période en question, ce ne sont pas 70% qui sont reversés au restaurateur, mais à peine plus que 54%.
Des clauses contraignantes
Les prestations de Smood comme celles d’Uber Eats sont également assorties d’un panel de conditions. Dans le cas d’Uber Eats, les frais d’activation se montent à 400 francs et sont répartis par tranches de 50 francs sur plusieurs semaines.
Du côté de Smood, le restaurateur peut être tenu de payer des pénalités si des produits manquent au panier livré ou si les commandes sont annulées ou refusées.
Smood requiert une communication positive au regard de sa marque. Toute déclaration aux médias est également proscrite selon le contrat.
Des commissions excessives ?
Pour Vincent Schaeffer, directeur des nouveaux business chez Smood, ces applications permettent d’atteindre une nouvelle clientèle. "La livraison, c’est un service que la plupart des restaurateurs n’ont pas. S’ils décidaient de livrer par leurs propres moyens, cela leur coûterait beaucoup plus cher." Selon Smood, cela permet de "dégager un chiffre d’affaires additionnel".
Du côté des take-aways, le son de cloche est assez différent. Pour la gérante d’un établissement lausannois qui a souhaité rester anonyme, le calcul n’est pas aussi simple. "On ne sait pas si c’est une nouvelle clientèle ou si les clients qui venaient auparavant ont arrêté de se déplacer." Le principal problème pour elle: "Smood m’interdit de majorer les prix sur leur plateforme pour compenser la commission que je paie."
C’est un système qui n’est pas viable
Risque de monopole
Pour les représentants de la restauration, la situation reste aujourd’hui acceptable. "On parle de pourcentages, mais en face de ces commissions, il y a des prestations qui sont tout à fait honorables et correspondent aux besoins d’une clientèle", argumente Laurent Terlinchamp, président de la société des cafetiers restaurateurs hôteliers de Genève. Une condition pour lui: le marché doit rester concurrentiel. "Tant qu’il y a une concurrence saine, les prix resteront acceptables. Mais je ne peux pas m’empêcher de craindre le futur".
Dans ce marché en constante évolution, cet écosystème concurrentiel pourrait très vite virer vers un monopole. C’est également la crainte de Thomas Straub, professeur de management à l'UNIGE. "En ce moment, la multinationale Uber Eats subit des pressions pour s’adapter au système légal suisse. Je ne pense pas qu’ils prendront le risque d’adapter leur modèle économique. Selon moi, ils ont de fortes chances de sacrifier le marché suisse plutôt que de s’y adapter".
Le professeur de management signale aussi que les clauses d’exclusivité dans les contrats suggèrent que chaque plateforme essaie de prendre le dessus sur l’autre. Si la perspective d’un monopole crispe le milieu, Thomas Straub considère que la disparition d’Uber Eats du marché suisse ne serait pas nécessairement une fatalité. "D’autres acteurs pourraient rejoindre le marché existant. Les restaurateurs eux-mêmes pourraient se réunir et créer une plateforme qui proposerait des livraisons à domicile".
De plus en plus de restaurants partenaires
Pour l’heure, Uber Eats, Smood et Eat.ch sont les applications les plus populaires. Selon la responsable pour Uber Eats en Suisse et en Belgique Kamilla Lambotte, le nombre de restaurants en partenariat avec Uber Eats a grimpé de 74% durant le confinement. Aujourd’hui, les courbes se sont stabilisées, mais le nombre de commandes reste plus élevé qu’avant la pandémie.
Pour soutenir les petits restaurateurs, une solution pour le gérant Daniel Alemu: "Mon appel à lancer, c’est que la clientèle retourne au restaurant. On ne va pas au restaurant que pour manger et repartir, il y a toute une relation qui se crée. C’est quelque chose qui nous manque."
Ainhoa Ibarrola