Une organisation internationale genevoise sous la coupe russe

Grand Format Enquête

Wikimedia Commons - Le siège de l'OIPC à Genève

Introduction

Phagocytée par Moscou, l’Organisation internationale de la protection civile (OIPC) s’est transformée en un outil de financement d’intérêts géopolitiques russes depuis Genève, le tout sur fond de soupçons de détournements, de rumeurs d’espionnage et d'une grave crise institutionnelle.

Chapitre 1
Une organisation paravent pour les intérêts russes

Installée dans une cossue demeure du Parc Chuit au Petit-Lancy (GE), l'Organisation internationale de la protection civile (OIPC) se dédie selon ses statuts à "assurer la protection et l’assistance de la population et la sauvegarde des biens de l’environnement contre les catastrophes naturelles et dues à l’homme".

Une enquête de la RTS en collaboration avec IStories et l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) révèle sa principale activité de ces dernières années: servir les intérêts géopolitiques russes tout en faisant office de plaque tournante pour de curieuses transactions financières. Des pratiques qui ont conduit des banques suisses à couper toute relation avec l'OIPC en début d'année.

Entre 2014 et 2018, près de 140 millions de francs d’argent public en provenance de Moscou ont atterri sur les comptes de l’OIPC. Selon des documents comptables et des contrats que nous avons pu consulter, ces fonds ont été redistribués dans leur quasi-exclusivité à des fournisseurs russes dans le cadre de "programmes humanitaires".

C’est par ce biais que des camions de pompiers destinés aux régimes nord-coréen et nicaraguayen, du matériel de sauvetage pour Cuba, mais aussi des projets dans les régions séparatistes prorusses d’Abkhazie et d’Ossétie ont été financés via Genève.

Des fonds russes vitaux pour l'organisation

Pour chaque projet humanitaire, jusqu'à 10% des fonds russes ont été reversés dans les caisses de l’OIPC à titre de "frais de gestion". Pourtant, selon nos informations, le rôle de son Secrétariat permanent à Genève se cantonne principalement à de la représentation diplomatique et à la mise sur pied de cours de formation.

La manne financière russe a joué un rôle primordial dans le maintien à flot de l’organisation. Parmi les 59 pays membres de l’OIPC – en majorité du tiers-monde – rares sont ceux qui versent régulièrement leurs participations annuelles. Avec des arriérés qui s’accumulent et dépassent les 8 millions de francs, les contributions des Etats ne suffisent même pas à couvrir les salaires de la petite dizaine d’employés genevois de l’OIPC.

Son Secrétaire général par intérim, Belkacem Elketroussi, est actuellement rémunéré plus de 26'000 francs par mois, soit plus que son homologue à la tête de l’ONU. Le salaire mensuel de ses deux prédécesseurs, mieux lotis, dépassait les 33'000 francs.

La comptabilité de l'OIPC est claire: sans les "frais de gestion" (1) assurés par l'argent russe, l'organisation ne tournerait plus. Les contributions des Etats (2) ne couvrent pas les salaires (3).

Argent, contrats : on recevait tout de Moscou

Témoignage anonyme

Malgré les "frais de gestion" encaissés par l'OIPC, la majorité du travail en lien avec les "projets humanitaires" ne s’est jamais faite au Petit-Lancy, mais au sein même du Ministère des Situations d'urgence russe (EMERCOM), son "partenaire stratégique", comme le présente son site internet.

Des sources au fait de l’activité de ce ministère nous ont confirmé que l’attribution des projets s’est toujours jouée à Moscou. Des demandes d’aides humanitaires adressées à la Russie en provenance de gouvernements étrangers étaient transférées à une agence spécialement dédiée à l’assistance internationale (agence EMERCOM).

Celle-ci estimait le coût du projet et désignait des prestataires, à quelques très rares exceptions toujours des acteurs privés russes. Le ministère des Finances transférait ensuite l’argent vers la Suisse, d’où l’OIPC se chargeait finalement de payer les sociétés désignées.

Selon un témoin familier des rouages de l’OIPC, l’organisation sise à Genève n’a jamais maintenu de contact direct avec les fournisseurs. "Tout venait de Moscou: l’argent, les contrats à signer. Puis les fonds étaient reroutés, c’est tout", résume-t-il. L'OIPC nous a elle-même concédé que le choix des sociétés élues "était du ressort unique du gouvernement russe". Contacté, le ministère EMERCOM nous a renvoyés vers l'OIPC pour toutes nos questions.

Soupçons sur les bénéficiaires

Nos recherches dans les registres russes révèlent que plusieurs sociétés payées via le canal genevois de l’OIPC étaient des coquilles vides qui n’ont jamais eu d’employé. D’autres ont été créées à peine quelques mois avant d’obtenir de juteux contrats, soulevant des doutes sur la destination finale de l’argent ou le coût réel de projets.

Trois sociétés mandatées sont de près ou de loin liées à Oleg Belaventsev, directeur de l’agence EMERCOM entre 2001 et 2012. Certaines affaires avec l’OIPC de cet ancien diplomate soviétique, expulsé de Grande-Bretagne dans les années 80 pour suspicions d’espionnage, avaient déjà été démontrées par l’OCCRP en 2015, mais les pratiques opaques ont perduré.

Laurence Boisson de Chazournes, professeure de droit à l'Université de Genève et spécialiste des organisations internationales, ne cache pas son étonnement face à nos révélations.

"Avec moins de 60 Etats membres, dont aucun pays occidental, et cette dépendance à l’apport de financements par un seul Etat, on peut clairement s’interroger sur la vocation universelle de cette organisation", analyse-t-elle, soulignant "un cas unique dans le monde des organisations internationales établies en Suisse".

Chapitre 2
Un "centre de coordination" connecté à Moscou

La salle centrale de gestion de crise russe, à laquelle l'OIPC et divers "centres humanitaires" sont connectés.

Si la majorité des fonds ont servi à financer des projets dans des pays de la sphère d’influence de Moscou, un programme russe a directement concerné l’OIPC et Genève: l’aménagement dans les sous-sols de la villa lancéenne du "Centre International de coordination et de veille des catastrophes", ou IMCC.

Selon la documentation technique que nous avons obtenue, cette installation informatique permet un échange d’informations avec le "centre national de gestion des crises", salle de contrôle moscovite du ministère EMERCOM. La mission de la structure russe est de suivre les catastrophes naturelles, surveiller des lieux sensibles et organiser les secours.

L’IMCC, qui a été facturé 4,5 millions de dollars, est l’un des rares mandats financés par la Russie via l’OIPC où le fournisseur de service n’est pas inconnu au bataillon. Vega Radio Engineering Corporation, spécialisée dans les radars militaires et la surveillance, fait partie du conglomérat de la société d’Etat Rostec, qui développe et commercialise des produits technologiques russes, en particulier d’armement.

Extrait du contrat de livraison du matériel informatique installé à Genève, signé entre l'OIPC et la société Vega.
Extrait du contrat de livraison du matériel informatique installé à Genève, signé entre l'OIPC et la société Vega.

Bien que le secrétariat de l'OIPC ne cache pas que "le processus qui a accompagné la mise en place de l'IMCC lui est aujourd'hui inconnu", il assure que l'équipement à "usage strictement civil" est "de très haute qualité" et "essentiellement américain et dans une moindre mesure suisse".

Craintes d’espionnage

Nos sources, qui ont toutes exigé l'anonymat, sont partagées sur l’utilité réelle de ce "centre de coordination" genevois. Certaines y voient simplement "une salle peu utilisée de téléconférence beaucoup trop onéreuse", d’autres redoutent un outil à double usage transformant la demeure du Parc Chuit en un potentiel "nid d’espions".

Un extrait du document de présentation de l'IMCC, qui montre le réseau auquel il est intégré, qui inclut diverses autorités russes.
Un extrait du document de présentation de l'IMCC, qui montre le réseau auquel il est intégré, qui inclut diverses autorités russes.

Cette crainte a été en partie alimentée par le fait qu’une actuelle employée kirghize de l’OIPC avait été expulsée en 2006 des Etats-Unis suite à un refroidissement diplomatique. Déclarée persona non grata, elle a ensuite été envoyée à Genève.

Ces soucis passés ne l’ont pas empêchée d’obtenir un statut de diplomate en Suisse. Alors que l'information se retrouve facilement sur internet, le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) a affirmé "ne pas être au courant de ce cas" et a précisé que "la Suisse, en tant qu’Etat hôte, ne peut refuser un membre du personnel que si celui-ci constitue concrètement un risque majeur pour la sécurité intérieure suisse".

Pour rappel, le Service de renseignement de la Confédération (SRC) estime qu’un quart du personnel lié aux représentations diplomatiques russes sur le territoire suisse effectue des tâches de renseignements.

A l'OIPC, trois employés jouissent du statut diplomatique, y compris le Secrétaire général. Ce statut est garanti par un accord signé entre le Conseil fédéral et l'organisation. Un texte qui assure à l'OIPC, entre autres, l’inviolabilité des bâtiments, l’immunité pénale, civile et administrative ainsi que des exonérations fiscales.

Chapitre 3
Un centre de l’OIPC en Serbie dans le viseur des Américains

http://www.mup.gov.rs/ - Une délégation russe en visite au Centre humanitaire serbo-russe en février 2020.

La question de l’immunité diplomatique est au centre d’un différend entre les Etats-Unis et la Russie touchant un autre projet de l’OIPC. En ligne de mire des Américains: "le Centre humanitaire serbo-russe" de la ville de Nis, en Serbie. Née d’un accord signé entre Belgrade et Moscou en 2012, la base a pourtant été financée via l’OIPC. Ce projet est le plus coûteux de ces dernières années. Les sommes allouées dépassent les 41 millions de francs.

Entre 2013 et 2016, la Russie a injecté plus de 41 millions via l'OIPC dans son projet de centre en Serbie.
Entre 2013 et 2016, la Russie a injecté plus de 41 millions via l'OIPC dans son projet de centre en Serbie.

Depuis la création du centre, la Russie exige de Belgrade un statut diplomatique spécial. Washington n’a pas hésité à accuser la base – qui vient d’obtenir le statut de "centre d’entraînement de l’OIPC" - d’être une potentielle base d’espionnage, voire un embryon de présence militaire. "Des affirmations ridicules", ont toujours rétorqué les responsables du centre et le pouvoir russe. Le chef de la diplomatie russe Sergei Lavrov a regretté le mois passé encore les "tentatives de l’Ouest de politiser les activités du centre".

Malgré le budget conséquent du "centre humanitaire serbo-russe", la RTS a découvert que du matériel ancien de la Protection civile suisse avait été exporté à Nis. Sous le terme "d’assistance technique", l’OIPC redistribue régulièrement du surplus suisse aux pays membres dans le besoin, généralement en Afrique.
Malgré le budget conséquent du "centre humanitaire serbo-russe", la RTS a découvert que du matériel ancien de la Protection civile suisse avait été exporté à Nis. Sous le terme "d’assistance technique", l’OIPC redistribue régulièrement du surplus suisse aux pays membres dans le besoin, généralement en Afrique.

Ce statut diplomatique tant convoité, la Russie l’a déjà obtenu pour un autre "centre humanitaire" installé sur une ancienne base militaire soviétique en Arménie, lui aussi financé via Genève et l’OIPC. Un projet similaire existe au Nicaragua.

Comme le siège genevois de l’OIPC, tous sont connectés en réseau au centre national russe de gestion de crise, et tous ont impliqué un contrat de près de 5 millions de francs attribué au fournisseur russe Vega Radio.

Interrogé sur son rôle concret dans la récente multiplication de ces centres, l'OIPC nous a affirmé que leur financement s'est fait "dans le cadre d'un mémorandum tripartite entre l'OIPC, le gouvernement russe et les gouvernements locaux", mais que l'organisation genevoise n'a "ni autorité, ni influence sur leurs activités ou leur fonctionnement, car ils appartiennent intégralement à leurs pays".

Chapitre 4
Batailles pour une succession chaotique

Fraîchement élu, Belkacem Elketroussi a été appelé à Moscou et a rencontré le ministre Zinichev, mais aussi des responsables de la sécurité et des relations internationales d’EMERCOM. Deux hommes que la presse russe identifie aussi comme des transfuges du FSB.

A Genève, le sentiment de mainmise de la Russie sur les activités de l’OIPC s’est encore accentué ces deux dernières années et la villa de Lancy est devenue le théâtre de crises intenses et de conflits ouverts.

Courant 2018, l’ancien Secrétaire général Vladimir Kuvshinov a été poussé à la démission. Cet ancien du ministère EMERCOM, qui durant son mandat avait multiplié des partenariats privés avec des personnalités troubles et éloignées du monde de la protection civile, a fait face à une campagne de déstabilisation.

L'opération de fragilisation a impliqué ce que lui-même nous a décrit comme de la récolte de Kompromat, l'envoi de lettres de dénonciation et des convocations à Moscou. La version officielle de l'OIPC au sujet de son départ reste une démission "suite au retrait de confiance de son pays".

Selon plusieurs témoins, plus qu'à une perte de confiance, les malheurs de l’ex-Secrétaire général seraient liés à un remaniement ministériel russe. Son soutien, le ministre d’EMERCOM de l’époque Vladimir Pushkov, a été brusquement débarqué en mars 2018, remplacé par Yevgeny Zinichev, un ex-garde du corps de Vladimir Poutine et ancien haut-responsable du FSB (ex-KGB).

La Russie (re)place ses pions

Depuis le départ de Vladimir Kuvshinov, une bataille pour la succession fait rage au sein de l'institution.

En avril 2019, lors de la dernière Assemblée générale, la Russie a soutenu la candidature de l’Algérien Belkacem Elketroussi, alors secrétaire général adjoint. Mais uniquement pour un mandat temporaire jusqu'en 2020, au contraire de son n°2, Andrey Kudinov, patronné par la Russie et jouissant d'un contrat jusqu'en 2025.

Ce dernier, également formé au ministère EMERCOM, avait été envoyé à Genève pour superviser l’installation de l'IMCC, avant d’être intégré à l’organisation. Elu secrétaire général adjoint, il a été immédiatement désigné responsable des "projets humanitaires" au sein de l’OIPC et a obtenu l’un des trois passeports diplomatiques attribués par la Suisse.

"C'est une purge à la mode soviétique", raconte un témoin de la situation ayant exigé l’anonymat. "On désigne quelques responsables, on nettoie, on place de nouveaux pions, et on recommence", nous a-t-il résumé.

Les manoeuvres autour de la succession n’ont pas plu à tout le monde. Dans un procès-verbal d’une réunion de crise à Genève fin 2018, le président de l’Assemblée générale de l’OIPC regrettait déjà "sentir la pression de la Russie" au sujet du processus de succession. Ce général Ivoirien a depuis démissionné de son poste.
Les manoeuvres autour de la succession n’ont pas plu à tout le monde. Dans un procès-verbal d’une réunion de crise à Genève fin 2018, le président de l’Assemblée générale de l’OIPC regrettait déjà "sentir la pression de la Russie" au sujet du processus de succession. Ce général Ivoirien a depuis démissionné de son poste.

Ces derniers mois, la tension a atteint son paroxysme dans les murs de la villa du Parc Chuit entre deux clans. L'enjeu de la bataille: la succession à la tête de l'OIPC, toujours prévue en 2020, mais aussi le déroulement et l'ampleur d’un audit censé faire la lumière sur la gestion du déchu Vladimir Kuvshinov.

Se font face "d'un côté les russophones autour du Secrétaire général adjoint, de l'autre les soutiens du Secrétaire général, qui s'accroche", comme cela nous a été dépeint.

Cette brèche est illustrée à travers divers échanges que nous avons pu consulter. Ainsi, le n°2 Andrey Kudinov, maintient un canal de communication avec Moscou, qui suit l'enquête de près. Il lui a été notamment exigé de récolter et faire remonter directement aux services de sécurité du Ministère EMERCOM certaines preuves et informations.

Selon un PV d'une réunion de crise tenue en février 2020, le Secrétaire général par intérim a dénoncé "des tentatives de déstabilisation de l'organisation" tout en rappelant que les employés de l'OIPC, "ne doivent pas recevoir des ordres d'autorités externes à l'organisation".

Le Secrétaire général par intérim Belkacem Elketroussi a dénoncé "des tentatives de déstabilisation de l'organisation".
Le Secrétaire général par intérim Belkacem Elketroussi a dénoncé "des tentatives de déstabilisation de l'organisation".

Des témoins de ces développements nous ont évoqué "une atmosphère devenue irrespirable". La perte de confiance au sein de l'OIPC est telle que plusieurs personnes évitent de parler de sujets sensibles au téléphone et fuient certaines messageries électroniques, considérées comme compromises.

C'est dans ce climat délétère, et averties par un lanceur d'alerte des troubles traversés par l'OIPC, que la Banque cantonale genevoise (BCGe) et UBS ont fermé les comptes bancaires de l'organisation en début d'année.

Selon nos informations, un signalement a été transmis au Bureau suisse de communication en matière de blanchiment d'argent de la police fédérale. Les activités de l’organisation sont depuis grandement freinées, voire paralysées.

Berne observe, de loin

Déchirée entre des intérêts géopolitiques et personnels, l’OIPC semble s’être dangereusement écartée de la bonne gestion et des buts pour lesquels le Conseil fédéral lui a reconnu son statut d’organisation internationale en Suisse en 1976.

Le DFAE nous a expliqué que la Suisse n’a dénoncé qu’une seule fois dans les années 90 un accord avec une organisation internationale "compte tenu de problèmes structurels internes persistants liés à des dissensions entre ses Etats membres. L’organisation concernée n’était plus en mesure d’assumer ses obligations à l’égard de ses cocontractants et prestataires en Suisse".

Une situation qui ne semble pas si éloignée de celle traversée par l’OIPC. Interrogé sur le sujet, Berne dit "ne pas avoir connaissance d’éléments pouvant être contraires à l’accord de siège". Malgré cela, le retrait de la Suisse a déjà commencé. Pays observateur, elle a coupé son financement annuel de 150'000 francs depuis 2018, refroidie par la gestion à laquelle elle a assisté.

>> Les précisions de Marc Renfer dans l'émission Tout un Monde :

Le siège de l'OIPC vu du ciel.
Tout un monde - Publié le 21 juillet 2020