Installée dans une cossue demeure du Parc Chuit au Petit-Lancy (GE), l'Organisation internationale de la protection civile (OIPC) se dédie selon ses statuts à "assurer la protection et l’assistance de la population et la sauvegarde des biens de l’environnement contre les catastrophes naturelles et dues à l’homme".
Une enquête de la RTS en collaboration avec IStories et l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) révèle sa principale activité de ces dernières années: servir les intérêts géopolitiques russes tout en faisant office de plaque tournante pour de curieuses transactions financières. Des pratiques qui ont conduit des banques suisses à couper toute relation avec l'OIPC en début d'année.
Entre 2014 et 2018, près de 140 millions de francs d’argent public en provenance de Moscou ont atterri sur les comptes de l’OIPC. Selon des documents comptables et des contrats que nous avons pu consulter, ces fonds ont été redistribués dans leur quasi-exclusivité à des fournisseurs russes dans le cadre de "programmes humanitaires".
C’est par ce biais que des camions de pompiers destinés aux régimes nord-coréen et nicaraguayen, du matériel de sauvetage pour Cuba, mais aussi des projets dans les régions séparatistes prorusses d’Abkhazie et d’Ossétie ont été financés via Genève.
Des fonds russes vitaux pour l'organisation
Pour chaque projet humanitaire, jusqu'à 10% des fonds russes ont été reversés dans les caisses de l’OIPC à titre de "frais de gestion". Pourtant, selon nos informations, le rôle de son Secrétariat permanent à Genève se cantonne principalement à de la représentation diplomatique et à la mise sur pied de cours de formation.
La manne financière russe a joué un rôle primordial dans le maintien à flot de l’organisation. Parmi les 59 pays membres de l’OIPC – en majorité du tiers-monde – rares sont ceux qui versent régulièrement leurs participations annuelles. Avec des arriérés qui s’accumulent et dépassent les 8 millions de francs, les contributions des Etats ne suffisent même pas à couvrir les salaires de la petite dizaine d’employés genevois de l’OIPC.
Son Secrétaire général par intérim, Belkacem Elketroussi, est actuellement rémunéré plus de 26'000 francs par mois, soit plus que son homologue à la tête de l’ONU. Le salaire mensuel de ses deux prédécesseurs, mieux lotis, dépassait les 33'000 francs.
Argent, contrats : on recevait tout de Moscou
Malgré les "frais de gestion" encaissés par l'OIPC, la majorité du travail en lien avec les "projets humanitaires" ne s’est jamais faite au Petit-Lancy, mais au sein même du Ministère des Situations d'urgence russe (EMERCOM), son "partenaire stratégique", comme le présente son site internet.
Des sources au fait de l’activité de ce ministère nous ont confirmé que l’attribution des projets s’est toujours jouée à Moscou. Des demandes d’aides humanitaires adressées à la Russie en provenance de gouvernements étrangers étaient transférées à une agence spécialement dédiée à l’assistance internationale (agence EMERCOM).
Celle-ci estimait le coût du projet et désignait des prestataires, à quelques très rares exceptions toujours des acteurs privés russes. Le ministère des Finances transférait ensuite l’argent vers la Suisse, d’où l’OIPC se chargeait finalement de payer les sociétés désignées.
Selon un témoin familier des rouages de l’OIPC, l’organisation sise à Genève n’a jamais maintenu de contact direct avec les fournisseurs. "Tout venait de Moscou: l’argent, les contrats à signer. Puis les fonds étaient reroutés, c’est tout", résume-t-il. L'OIPC nous a elle-même concédé que le choix des sociétés élues "était du ressort unique du gouvernement russe". Contacté, le ministère EMERCOM nous a renvoyés vers l'OIPC pour toutes nos questions.
Soupçons sur les bénéficiaires
Nos recherches dans les registres russes révèlent que plusieurs sociétés payées via le canal genevois de l’OIPC étaient des coquilles vides qui n’ont jamais eu d’employé. D’autres ont été créées à peine quelques mois avant d’obtenir de juteux contrats, soulevant des doutes sur la destination finale de l’argent ou le coût réel de projets.
Trois sociétés mandatées sont de près ou de loin liées à Oleg Belaventsev, directeur de l’agence EMERCOM entre 2001 et 2012. Certaines affaires avec l’OIPC de cet ancien diplomate soviétique, expulsé de Grande-Bretagne dans les années 80 pour suspicions d’espionnage, avaient déjà été démontrées par l’OCCRP en 2015, mais les pratiques opaques ont perduré.
Laurence Boisson de Chazournes, professeure de droit à l'Université de Genève et spécialiste des organisations internationales, ne cache pas son étonnement face à nos révélations.
"Avec moins de 60 Etats membres, dont aucun pays occidental, et cette dépendance à l’apport de financements par un seul Etat, on peut clairement s’interroger sur la vocation universelle de cette organisation", analyse-t-elle, soulignant "un cas unique dans le monde des organisations internationales établies en Suisse".