Les remparts de la crise

Grand Format Série d'été

RTS

Introduction

Les frontières ont fait leur grand retour dans le vocabulaire courant des Suisses depuis la pandémie de coronavirus. A plusieurs échelles, des murs ont été érigés un peu partout. Barrières et blocs de bétons ont coupé des villages en deux et divisé des familles. Des milliers de Suisses se sont vu obligés de passer leurs vacances à l'intérieur des frontières du pays, faute d'avoir pu s'envoler vers une contrée plus lointaine. Et puis il y a les frontières invisibles, qui se sont érigées entre les individus. Une période étrange à laquelle certains ont essayé de résister.

Chapitre 1
La frontière au milieu du village

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A Goumois, commune mi-suisse, mi-française du nord du Jura, les drapeaux avaient fini par se confondre. De la frontière, il ne restait plus que le bruit paresseux des eaux du Doubs. Jusqu'à ce 16 mars, où les blocs de béton ont jailli des entrepôts et des mémoires. Brutalement, les habitants ont vu leur village se scinder et l'horizon se rétrécir.

"On avait l'habitude de traverser la frontière trois à quatre fois par jour. Pour nous, il n'y avait pas de frontière. Eh bien là, elle nous est tombée dessus", lance Claude-Alain Cachot, gérant de restaurant à Goumois.

Cette période sombre a réussi à faire vaciller les certitudes. Malgré la réouverture des frontières, le coronavirus a précipité la fin d'une certaine idée de la vie au village. Selon le restaurateur, les contacts se font désormais plus rares et les va-et-vient ne sont justifiés que par le travail.

L'exception St-Gingolph

C'est parfois dans l'adversité que naît la résistance. Elle a pris la forme du village de St-Gingolph, lui aussi mi-suisse, mi-français. Les autorités se sont battues avec succès contre une séparation hermétique. La commune valaisanne est restée l'un des seuls points du pays à autoriser les passages pour d'autres raisons que professionnels.

Pour le président suisse de St-Gingolph Werner Grange, "la frontière, c'est notre trait d'union. Ce que nous avons réussi, c'est une continuité de ce qui s'est passé pendant la guerre, en 39-45, où les villageois avaient continué à vivre ensemble."

A St-Gingolph, les autorités se sont battues contre une séparation hermétique. [RTS]
A St-Gingolph, les autorités se sont battues contre une séparation hermétique. [RTS]

Et comme parfois, quand on a frôlé la séparation, on a envie de se rapprocher davantage encore. C'est en tout cas ce qu'illustre, côté français, Géraldine Pflieger, la maire du village: "On a le projet de travailler encore plus étroitement sur certains dossiers, notamment touristiques et économiques. Car là aussi, c'est uniquement unis que l'on parviendra à sortir de cette crise."

Les cicatrices du virus

Partout, la frontière s'est imposée en dernier recours pour contrer la crise sanitaire. Un retour en force qui ne restera pas sans conséquence, estime Frédéric Giraut, professeur de géographie politique à l'Université de Genève.

"On peut se demander s'il est vraiment pertinent et durable de construire des grands bassins de vie, des grands espaces transfrontaliers, sur une zone où la frontière peut être rétablie du jour au lendemain en cas de crise. C'est une vraie question à poser."

Désuète il y a six mois encore, la frontière pourrait bien redevenir un enjeu politique majeur, un outil du passé soudainement très actuel. Peut-être la plus longue séquelle du coronavirus.

>> Voir le reportage diffusé lundi au 19h30 :

Gaumois, village coupé en deux par la crise sanitaire.
19h30 - Publié le 13 juillet 2020

Chapitre 2
Vacances dans les frontières helvétiques

keystone - /Pilatus-Bahnen AG

Les frontières sont rouvertes, mais elles nous coincent encore dans notre pays. L'occasion pour beaucoup d'Helvètes de (re)découvrir le tourisme en Suisse.

Alexandra Fahrner voulait partir en Angleterre avec son conjoint. Mais un certain coronavirus les a empêchés de franchir cette frontière. Comme une majorité de Suisses, ce couple de Winterthour a laissé tomber son traditionnel voyage en avion. Cette année, ils ont opté pour un séjour à Gumefens, une localité située dans la Gruyère fribourgeoise.

"Comme on avait une tente à la maison, on a trouvé un bel endroit", sourit la jeune femme.

Visiter le Pilate "entre Suisses"

Ces apprentis campeurs se fondent presque dans le paysage. Mais pour Catherine Poscio, une habituée, le Camping du Lac prend des allures particulièrement helvétiques cette année: "J'ai perçu qu'il y avait beaucoup de Suisses allemands en Suisse romande. Il n'y a pas d'étrangers."

Son époux, Patrick Poscio, se réjouit de voir que les appels de soutien au tourisme local sont passés. "On a une telle diversité dans les paysages de notre pays: ici il y a un petit bout de Norvège, là un bout d'Irlande et là un bout de Grèce".

C'est outre-Sarine que ces Valaisans espèrent trouver un peu d'exotisme. "C'est sympa de voir le Pilate entre Suisses et pas une enclave japonaise", lance le mari.

Catherine et Patrick Poscio. [RTS]
Catherine et Patrick Poscio. [RTS]

Ces villes en mal de touristes étrangers

Loin des sardines et des toilettes communes, certains Suisses préfèrent le charme des palaces et des boutiques. Mais ces vacances-là font parfois mal au porte-monnaie: "On vient d'arriver ce matin, on a tout de suite vu que c'était une ville très riche avec des parkings chers", constate une touriste alémanique venue visiter le bout du Léman.

Selon une étude, Genève sera l'une des villes les plus impactées par la rareté de touristes étrangers. Dans cette ville internationale, seul un visiteur sur cinq est Suisse. Une occasion sans doute de se réinventer. "Les crises servent souvent à se remettre en question", souligne Philippe Vuillemin, Directeur général de l'Hôtel Longemalle.

Certains se sentiront peut-être à l'étroit à l'intérieur des frontières de cette petite Suisse. Mais de cette improvisation pourrait naître une nouvelle façon de voyager.

>> Voir le reportage diffusé mardi au 19h30 :

Dans notre série "Derniers remparts",  des Helvètes qui redécouvrent le tourisme en Suisse
19h30 - Publié le 14 juillet 2020

Chapitre 3
Le coronagraben

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Romands, Tessinois et Alémaniques n'ont pas vécu la même pandémie. Tous sont restés à la maison durant le semi-confinement. Mais pas avec la même conviction.

Arnold Pellegri, un Tessinois exilé à Fribourg, n'a pas été infecté par le Covid-19, alors que son entourage n'a pas été épargné. Mais il a été touché par un autre syndrome typiquement suisse: le coronagraben. Une version acerbe et contagieuse de la barrière de Rösti: "Il y a une sensibilité différente qu'au Tessin. Ici dans la rue, des gens se promenaient et on ne voyait pas beaucoup de masques. Au Tessin, ma mère disait que la police était devant la Migros pour gérer les personnes qui entraient."

Cette différence de comportement a parfois causé des tensions d'une région à l'autre. Comme lorsqu'Arnold Pellegri a envoyé à un proche tessinois la photo d'une balade en montagne en compagnie de son colocataire: "la personne n'a pas apprécié, parce qu'elle était à la maison à faire des efforts. Cela lui semblait bizarre que moi je puisse sortir comme ça".

Clivage culturel

D'après un sondage SSR, Tessinois et Romands sont les plus critiques à l'égard des décisions du Conseil fédéral. Deux tiers d'entre eux les ont trouvées trop lentes, trop souples, contre moins de la moitié des Suisses allemands.

La Tessino-Fribourgeoise Rebecca Solari a elle aussi ressenti ce clivage culturel dans sa collocation à Zurich. Selon elle, les Alémanique ont été encore moins disciplinés que les Romands: "Les jeunes se voyaient pour boire des apéros. Avec ma famille au Tessin, j'ai eu un peu plus vite peur."

Applaudissements aux balcons en Romandie, chantier à l'arrêt au Tessin, déconfinement plus rapide en Suisse alémanique: tant de spécificités liées à la culture, mais aussi à la proximité avec les principaux foyers d'infection.

Des Alémaniques dehors, des Romands au balcon et des chantiers tessinois à l'arrêt. [RTS]
Des Alémaniques dehors, des Romands au balcon et des chantiers tessinois à l'arrêt. [RTS]

Tirer les leçons

S'il faut tirer du bon de cette crise, c'est qu'elle a permis d'abattre certains clichés, estime Virginie Borel, directrice du Forum du bilinguisme à Bienne: "On avait tendance du côté de la Suisse alémanique à nous taxer un peu comme les rigolos, les légers qui 'toujours rigolent, jamais travaillent'. Finalement les Alémaniques ont pu observer que les Latins étaient très sérieux face à une situation de crise. Peut-être que cela va renforcer cet effet de cohésion entre les différentes cultures de notre pays".

Cet été, les Suisses seront nombreux à fouler le territoire d'une autre région linguistique et piétiner ces frontières internes. L'occasion peut-être de se retrouver sur ce qui nous unit, plutôt que sur ce qui nous divise.

>> Voir le reportage diffusé mercredi au 19h30 :

Le coronagraben, version acerbe et contagieuse de la barrière de Rösti
19h30 - Publié le 15 juillet 2020

Chapitre 4
Les distances sociales, cette frontière invisible

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Après le pic de la crise, il reste du coronavirus une petite séquelle apparente. Une barrière que l'on peine à démolir: les frontières individuelles. Celles que l'on a appelé les distances sociales.

A l'heure où un tueur invisible profite du moindre frôlement pour se propager, la bise est un péril que l'on évite en érigeant une barrière invisible d'au moins un mètre cinquante.

Pour certains, comme Diane et Aurore, l'épidémie a surtout permis de cesser ces salamalecs pas franchement pudiques: "Je n'ai jamais aimé faire la bise, même à des gens proches. Je devais me forcer", avoue Aurore.

Un geste dépassé

Près d'un Suisse sur deux voudrait renoncer à cette coutume ancestrale, qui veut que pour se connaître, il faut se tâter un peu. La bise serait un geste un peu dépassé.

La bise, un geste d'un autre temps. [DR]
La bise, un geste d'un autre temps. [DR]

Edouard Gentaz, professeur en psychologie sociale à l'Université de Genève, explique qu'avant, "on avait le toucher aléatoire, dans le cadre du travail, ou des rencontres. Aujourd'hui, il y a une redéfinition du toucher. On ne va toucher que lorsqu'on se sent en sécurité, en confiance."

Amitiés en ligne

Finalement, repousser le monde à deux mètres était déjà dans l'air du temps. Le signe d'une évolution en cours des rapports humains. De nombreuses études le montrent, les jeunes nés après 1997 sortent moins et se voient moins.

Mais à l'heure des réseaux sociaux, ce n'est plus un obstacle. Mathias en veut pour preuve qu'il a rencontré son meilleur ami en ligne: "On s'est parlé pendant six ans, presque tous les jours. On ne s'était pas vu réellement avant deux ans. Cela n'a pas empêché de développer quelque chose de fort".

Se voir et se toucher pour se connaître, elle était peut-être là, la frontière. Demain sera sans doute plus distant, mais pas moins authentique.

>> Voir le reportage diffusé jeudi au 19h30 :

La bise et la poignée de main, ou quand le virus remet en question les codes sociaux.
19h30 - Publié le 16 juillet 2020