A Goumois, commune mi-suisse, mi-française du nord du Jura, les drapeaux avaient fini par se confondre. De la frontière, il ne restait plus que le bruit paresseux des eaux du Doubs. Jusqu'à ce 16 mars, où les blocs de béton ont jailli des entrepôts et des mémoires. Brutalement, les habitants ont vu leur village se scinder et l'horizon se rétrécir.
"On avait l'habitude de traverser la frontière trois à quatre fois par jour. Pour nous, il n'y avait pas de frontière. Eh bien là, elle nous est tombée dessus", lance Claude-Alain Cachot, gérant de restaurant à Goumois.
Cette période sombre a réussi à faire vaciller les certitudes. Malgré la réouverture des frontières, le coronavirus a précipité la fin d'une certaine idée de la vie au village. Selon le restaurateur, les contacts se font désormais plus rares et les va-et-vient ne sont justifiés que par le travail.
L'exception St-Gingolph
C'est parfois dans l'adversité que naît la résistance. Elle a pris la forme du village de St-Gingolph, lui aussi mi-suisse, mi-français. Les autorités se sont battues avec succès contre une séparation hermétique. La commune valaisanne est restée l'un des seuls points du pays à autoriser les passages pour d'autres raisons que professionnels.
Pour le président suisse de St-Gingolph Werner Grange, "la frontière, c'est notre trait d'union. Ce que nous avons réussi, c'est une continuité de ce qui s'est passé pendant la guerre, en 39-45, où les villageois avaient continué à vivre ensemble."
Et comme parfois, quand on a frôlé la séparation, on a envie de se rapprocher davantage encore. C'est en tout cas ce qu'illustre, côté français, Géraldine Pflieger, la maire du village: "On a le projet de travailler encore plus étroitement sur certains dossiers, notamment touristiques et économiques. Car là aussi, c'est uniquement unis que l'on parviendra à sortir de cette crise."
Les cicatrices du virus
Partout, la frontière s'est imposée en dernier recours pour contrer la crise sanitaire. Un retour en force qui ne restera pas sans conséquence, estime Frédéric Giraut, professeur de géographie politique à l'Université de Genève.
"On peut se demander s'il est vraiment pertinent et durable de construire des grands bassins de vie, des grands espaces transfrontaliers, sur une zone où la frontière peut être rétablie du jour au lendemain en cas de crise. C'est une vraie question à poser."
Désuète il y a six mois encore, la frontière pourrait bien redevenir un enjeu politique majeur, un outil du passé soudainement très actuel. Peut-être la plus longue séquelle du coronavirus.