De 1993 à nos jours, les salaires réels en Suisse ont crû de 14,5%, mais cette hausse s’est faite par paliers. Durant les années 1990, période de crise économique, ils ont stagné avant de progresser au début des années 2000. Après une nouvelle stagnation de quelques années, ils ont repris l’ascenseur de 2008 à 2016. Depuis lors, l’évolution des salaires connaît un nouveau ralentissement.
Il paraît difficile de tirer une conclusion définitive quant à l’influence de la libre circulation des personnes, en vigueur depuis le 1er juin 2002, sur l'évolution des salaires dans notre pays. Le flou est d’autant plus important que les partisans de l’initiative de limitation et les opposants s'affrontent à coups d’études contradictoires censées prouver le bien-fondé de leur position.
Hausse des salaires freinée ou pas?
Du côté des syndicats, on est convaincu des effets positifs de cet accord. "Il faut regarder la libre circulation avec les mesures d’accompagnement et le contrôle des salaires. Et tout ensemble, on voit très bien que ça a contribué à l’augmentation des salaires", lance Daniel Lampart, le premier secrétaire et économiste en chef de l’Union syndicale suisse (USS).
A l’inverse, le journaliste et essayiste François Schaller, partisan farouche de l’initiative, estime que la hausse des salaires a été freinée par la libre circulation. Pour lui, la faute en revient au tassement de la productivité du travail en Suisse depuis l’application de l’accord. "Et s’il n’y a pas de gain de productivité, il n’y a pas d’augmentation tendancielle des salaires", explique-t-il.
Toutefois, si l’on regarde l’évolution des 25 dernières années en Suisse, la corrélation entre la hausse de la productivité du travail et celle des salaires réels semble rompue. Globalement, la productivité a augmenté plus vite que les salaires, en particulier jusqu’au milieu des années 2000. Durant la première partie de la dernière décennie, en revanche, les salaires ont crû davantage que la productivité.
L’importance des mesures d’accompagnement
Pour les syndicats, la grande avancée de la libre circulation des personnes, c’est les mesures d’accompagnement. Celles-ci ont été introduites en juin 2004 pour protéger les travailleurs contre les risques de sous-enchère salariale. Grâce à cet instrument, le dumping salarial a baissé depuis l’entrée en vigueur de l’accord, relève Daniel Lampart.
"Avant, le dumping salarial était caché parce que personne ne contrôlait", note l’économiste en chef de l’USS. Aujourd’hui, la Suisse mène quelque 170’000 contrôles par an dans les entreprises ou sur les chantiers. Ce renforcement des droits des salariés a permis de "mieux lutter contre les abus patronaux" et a donc "contribué à l’augmentation des salaires", résume le responsable syndical.
Même constat du côté de François Schaller. L’ancien rédacteur en chef de PME Magazine et de L'Agefi reconnaît que les mesures d'accompagnement ont évité un dumping salarial massif en Suisse. Mais il en tire conclusion toute différente. Pour lui, les mesures d'accompagnement sont "un acquis" et un oui le 27 septembre ne remettrait pas en question la protection dont jouissent les salariés en Suisse.
Si la libre circulation disparaît, l’immigration, elle, va continuer, assure François Schaller. Or, selon lui, les mesures d’accompagnement, bien que "formellement" liées à la libre circulation, sont "dans la pratique" liées à l’immigration et il ne voit pas le Parlement renoncer à cet instrument de contrôle des salaires. "L’UDC, qui est à l’origine de cette initiative, n’est pas majoritaire au Parlement", rappelle-t-il.
Au Tessin, "quelques moutons noirs"
Le Tessin est le canton avec les plus bas salaires du pays. C’est aussi le canton où l’importance du travail transfrontalier est la plus forte. Les deux phénomènes sont-ils liés? "Probablement d’une certaine manière", répond François Schaller. "Je ne suis pas sûr qu’il y ait des études qui ont démontré ce lien, concède-t-il, mais on peut intuitivement penser qu’il y a une corrélation."
"Le Tessin est dans une situation exceptionnelle parce qu’il y a une crise en Italie qui a augmenté la pression sur toute la région", analyse pour sa part Daniel Lampart. "Il faut garantir que les salariés sont engagés avec des salaires suisses. Et au Tessin, il y a quelques moutons noirs”, constate le responsable syndical, qui plaide pour un renforcement des contrôles.
Les bas salaires, gagnants ou perdants?
Mais alors, qui sont les principales victimes de ces "moutons noirs"? Pour François Schaller, les grands perdants sont les bas salaires et les métiers à basses qualifications. "Ceux-ci subissent certainement une pression beaucoup plus forte que les hauts salaires", souligne-t-il. Cette concurrence se fait sentir "en particulier dans les régions frontalières", précise le journaliste et essayiste.
"La Suisse est un des seuls pays en Europe où on a pu augmenter les bas salaires ces dernières années, dans la restauration mais aussi dans d'autres secteurs comme la sécurité", rétorque Daniel Lampart. Cette embellie s’explique selon lui par l’introduction de davantage de salaires minimum. C’est aussi, mais pas seulement, grâce à la libre circulation et aux mesures d’accompagnement, juge-t-il.
Même si elles gagnent encore beaucoup moins que les autres travailleurs, les personnes sans formation professionnelle complète ont en effet vu leur salaire croître davantage ces dernières années (+11,8% de 2006 à 2008). A l'inverse, les personnes au bénéfice d'une formation universitaire restent quant à elle les mieux payées, mais leur rémunération a quasi stagné (+1,3%).
Didier Kottelat
L'initiative "pour une immigration modérée" en quelques mots
L'initiative populaire "pour une immigration modérée", dite initiative de limitation, demande que la Suisse puisse régler de manière autonome son immigration. En cas de oui dans les urnes, la libre circulation des personnes avec l'UE devrait être renégociée. Si le Conseil fédéral ne parvenait pas à s'entendre avec Bruxelles dans un délai d'un an, il devrait dénoncer l'accord.
L'abolition de la libre circulation des personnes mettrait également fin à six autres accords, liés par une "clause guillotine", à savoir l'ensemble du paquet des bilatérales I, selon les opposants. A l'origine du texte, l'UDC doute toutefois que tous ces accords cesseraient d'être appliqués. L'UE profite elle-même beaucoup des accords bilatéraux, estime le parti.
L'initiative soumise au peuple le 27 septembre fait suite à celle "contre l'immigration de masse", acceptée à la surprise générale le 9 février 2014. Fâchée par la mise en oeuvre "light" votée par le Parlement après des années d'incertitudes et de négociations, l'UDC avait décidé de revenir à la charge avec un nouveau texte plus clair et limpide.
Le solde migratoire des étrangers en Suisse de 1991 à aujourd'hui
Dans les années 1990, les ressortissants de l'Union européenne étaient minoritaires dans le solde migratoire des étrangers en Suisse. Dans les années 2000, cette répartition va subir une profonde mutation, qui coïncide avec l'entrée en vigueur de la libre circulation des personnes le 1er juin 2002. Aujourd'hui, les flux migratoires avec l'UE comptent pour environ deux tiers du solde migratoire.
>> Lire : Qui sont ces Européens venus en Suisse via la libre circulation?
Cette transformation va de pair avec une forte hausse de l'immigration. Alors que le solde migratoire était presque tombé à zéro en 1997-1998, il repart à la hausse à la fin des années 1990 puis explose véritablement à partir de 2006 pour atteindre un premier pic en 2008. Il évolue ensuite au gré de la conjoncture économique et connaît un second pic en 2013. Depuis lors, la tendance est à la baisse.
C'est donc dans un contexte de forte immigration qu'était acceptée, le 9 février 2014, l'initiative populaire "contre l'immigration de masse". L'année précédente, la Suisse accueillait près de 90'000 étrangers supplémentaires, dont quelque 60'000 ressortissants de l'UE. La situation paraît aujourd'hui moins favorable pour le nouveau texte de l'UDC, avec un solde migratoire près de deux fois moins élevé.
Reste que, dans le détail, l'immigration européenne n'a pas vraiment faibli ces dernières années. Le nombre de ressortissants de l'UE venant est à peu près stable depuis 2007, oscillant autour des 100'000 entrées. En revanche, cela fait plus de 15 ans que le nombre de sorties du territoire croît d'année en année, ce qui explique la baisse de l'immigration nette.