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La bataille pour les nouveaux avions de combat ne fait que commencer

Avions de combat: l'offensive des lobbyistes a commencé.
Avions de combat: l'offensive des lobbyistes a commencé. / 19h30 / 2 min. / le 8 octobre 2020
Quel avion de combat la Suisse va-t-elle choisir? Moins de deux semaines après le tout petit oui des Suisses, en coulisses, les manoeuvres de lobbyisme ont déjà commencé. Mais pour les quatre constructeurs en course, le chemin est encore long et semé d'embûches.

Il s'en est fallu d'un cheveu, dimanche 27 septembre, pour que les Suisses ne rejettent les avions de combat. A peine le résultat tombé, la gauche s'attaquait aux deux candidatures américaines, tandis que le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) brandissait déjà la menace d'une initiative. De concert, PLR et PS évoquaient quant à eux le prix des nouveaux jets, soulignant l'absolue nécessité de ne pas dépasser les six milliards de francs.

L'agitation politique n'émeut pas Armasuisse. "Nous continuons à travailler comme prévu", commente aujourd'hui son porte-parole Kaj-Gunnar Sievert. L'Office fédéral de l'armement est responsable de la procédure d'évaluation des quatre appareils en compétition: le Rafale du français Dassault, l'Eurofighter du consortium européen Airbus ainsi que le F-35 de Lockheed Martin et le F/A-18 Super Hornet de Boeing, tous deux américains.

Les lobbies se réveillent

Très discrets durant toute la campagne, les constructeurs, eux, commencent à fourbir leurs armes. Au nom de Boeing, l'ex-ambassadeur devenu lobbyiste Thomas Borer a invité plusieurs parlementaires de gauche comme de droite à une séance d'information en présence d'un haut responsable des ventes du géant américain. Envoyée deux jours à peine après le scrutin, cette invitation, révélée par nos confrères du Matin, a été fraîchement accueillie sous la Coupole.

"J'ai bien sûr refusé. C'est non seulement malvenu mais aussi inutile, puisque nous ne participons pas au processus de décision", glisse un conseiller aux Etats bourgeois. Même son de cloche du côté de l'écologiste neuchâtelois Fabien Fivaz, qui a décliné l'invitation. Contacté par la RTS, Thomas Borer n'a pas souhaité préciser combien d'élus ont répondu présents à ces rencontres qui devaient se tenir mardi 6 et mercredi 7 octobre.

Le prix, une question primordiale

Les quatre modèles en compétition remplissent les exigences minimales du cahier des charges, assurent les experts que nous avons interrogés. Ceux-ci mettent l'accent sur la primauté des aspects techniques dans le choix du futur avion de combat, mais insistent également sur la question du prix. Au sein des partis, une forte pression s'exerce en effet pour que le Conseil fédéral prenne sérieusement en compte ce facteur et n'achète pas forcément l'appareil le plus cher.

Les constructeurs ont encore un mois pour faire leurs offres, qui resteront confidentielles, mais des chiffres ont déjà été articulés pour les deux avions américains. L'achat de 40 appareils et de leur équipement s'élèverait à 6,58 milliards de dollars pour le F-35 (soit 6,04 milliards de francs au taux actuel) et à 7,452 milliards de dollars pour le Super Hornet (6,84 milliards de francs), selon un avis du Congrès américain et deux communiqués publiés fin septembre par la Defense Security Cooperation Agency.

Ces montants dépassent le crédit de six milliards de francs accepté par le peuple. Armasuisse met toutefois en garde contre une mauvais interprétation de ces chiffres. "L'avis du Congrès fixe le montant maximal d'équipement de défense et le montant maximal en dollars que les États-Unis offriront à un partenaire. Mais ce n'est pas une offre", indique le porte-parole Kaj-Gunnar Sievert. Les offres définitives pourraient donc être plus compétitives.

Des offres très agressives attendues

Au final, les deux appareils américains pourraient même être les moins chers, estime Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la Revue militaire suisse. Le Super Hornet, entré en activité en 1999, est le plus ancien des quatre avions en lice et "Boeing peut le vendre à des prix défiant toute concurrence", affirme-t-il. Quant au F-35, même s'il s'agit de l'appareil le plus récent, il n'est pas forcément le plus cher, grâce aux économies d'échelle réalisées sur le nombre très important de commandes.

Pascal Kümmerling, journaliste spécialisé en aéronautique, s'attend d'ailleurs à des offres "très agressives" en termes de prix - bien en deçà des six milliards de francs - de la part de tous les constructeurs. Il rappelle cependant que le prix d'achat ne fait pas tout et qu'il faut absolument prendre en compte le prix de l'heure de vol dans le calcul des coûts pour toute la durée de vie des appareils. Et là, les différences peuvent être très importantes.

Un choix éminemment politique

Parallèlement à la dimension purement technique, et au-delà des enjeux en termes de prix, l'acquisition de nouveaux avions de combat est une question éminemment politique. Acheter un appareil plutôt qu'un autre, c'est s'engager dans une coopération de défense durant plusieurs décennies. L'importance commerciale et géopolitique du contrat permet aussi d'actionner des leviers dans d'autres domaines. Notamment dans le dossier européen, espèrent certains.

C'est justement pour des questions politiques que la gauche s'oppose fermement à l'achat d'avions américains. Les critiques se dirigent surtout contre le F-35, qui ne donne selon eux pas les gages suffisants d'indépendance vis-à-vis de Washington, notamment en matière de données transmises au constructeur. Certains élus de droite partagent aussi ces doutes. C'est le cas du conseiller national UDC Jean-Luc Addor, qui a récemment interpellé le Conseil fédéral.

Dans sa réponse datée du 16 septembre dernier, le gouvernement se montrait rassurant, précisant que Lockheed Martin va modifier le dispositif contesté "de manière à ce que chaque utilisateur puisse définir personnellement les données transmises au constructeur". "Le Département fédéral de la défense (DDPS) accordera une attention particulière à cet aspect dans le cadre de l'évaluation", ajoutait le Conseil fédéral.

Membre de la commission de la politique de sécurité des Etats, Olivier Français fait confiance aux experts d'Armasuisse et au Conseil fédéral pour prendre la meilleure décision. Le PLR vaudois mise beaucoup sur les affaires compensatoires, les participations industrielles exigées du fabricant vainqueur en guise de contrepartie. Celles-ci devront s'élever à 60% du prix des avions, ce qui, en vertu de la clé de répartition fixée par le Parlement, représenterait une manne d'un milliard de francs pour la Suisse romande.

Le peuple pourrait encore devoir se prononcer

Il faudra attendre le deuxième trimestre de l'année prochaine pour connaître le modèle choisi par le Conseil fédéral. D'ici là, de nombreuses informations sur les quatre avions en compétition risquent encore de sortir dans les médias, prédit un expert. Et les constructeurs vont non seulement devoir convaincre les militaires et leur ministre de tutelle Viola Amherd, mais aussi gagner les faveurs de l'opinion publique.

Car après la très courte défaite dans les urnes il y a deux semaines, le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) n'entend pas enterrer la hache de guerre. Il a d'ores et déjà menacé de lancer une initiative pour que le peuple puisse se prononcer sur le projet définitif, et non plus sur le principe de l'acquisition d'un avion de combat. Au final, la livraison des nouveaux jets devrait intervenir entre 2025 et 2030.

Didier Kottelat, avec Thierry Clémence

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