La Banque nationale suisse (BNS) est assise sur une montagne de cash. A la fin juin 2020, les placements de devises de la banque centrale atteignaient 863,219 milliards de francs, dont 20% étaient placés en actions, soit plus de 172 milliards de francs. Selon le rapport de gestion 2019 de la BNS (lien en pdf), le portefeuille d’actions de l’institut d’émission est "largement diversifié, englobant quelque 6800 titres".
Dans le lot figurent aussi des producteurs de matériel de guerre. Leur importance relative dans l’ensemble des investissements est une donnée confidentielle. On peut cependant affirmer que la BNS est engagée dans ce secteur à hauteur de 2,08 milliards de francs au moins, soit 1,2% des placements de devises. Les montants réels sont plus importants, le calcul étant basé sur les seules entreprises américaines (voir encadré).
Dans le détail, à la fin juin 2020, la BNS possédait notamment plus de deux millions d’actions Boeing, constructeur de l’avion de combat F/A-18 Super Hornet ou du bombardier B-1, pour un montant de 387 millions de dollars. Elle détenait aussi près de six millions de titres Raytheon, le fabricant des missiles anti-missiles Patriot ou des missiles de croisière Tomahawk, valant quelque 370 millions de dollars.
300 entreprises concernées, selon la BNS
La BNS fournit une estimation des conséquences d’un oui dans les urnes sur son horizon de placement. "Au total, il s'agit d’environ 300 entreprises dans le monde que la BNS devrait aujourd’hui exclure afin de limiter autant que possible la probabilité d’une infraction aux nouvelles dispositions légales et constitutionnelles", indique Alain Kouo, chargé de communication à la BNS. Ces 300 entreprises représentent 11% de la valeur de son portefeuille d’actions.
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Ce chiffre est bien supérieur aux estimations avancées par les experts. Peut-être est-ce lié à la prudence de la BNS, comme l’explique Alain Kouo: "Certaines (de ces 300 entreprises) sont des sociétés qui réalisent assurément plus de 5% de leur chiffre d’affaires dans la production de matériel de guerre. D’autres sont des sociétés dont on sait certes que plusieurs de leurs produits entrent dans la définition du matériel de guerre, mais dont on ne connaît pas avec certitude la part que représentent ces produits dans leur chiffre d’affaires annuel."
La BNS s'est retirée de trois géants américains
La banque centrale n'a toutefois pas attendu l’initiative pour se retirer de certaines entreprises. Ces dernières années, elle a vendu ses parts dans Lockheed-Martin, plus grand producteur de matériel de guerre au monde, fabricant du chasseur F-35, dans Northrop Grumman, qui produit notamment le bombardier B-2, ou encore dans Textron, selon les données transmises au gendarme de la bourse américain.
Interrogée sur ces retraits, la BNS se borne à dire qu'elle "ne s'exprime pas sur les différentes positions composant son portefeuille d'actifs". Il semble que, dans ces cas, elle ait appliqué ses directives générales sur la politique de placement (lien en pdf), qui excluent les investissements dans "les entreprises qui produisent des armes prohibées par la communauté internationale" (c’est-à-dire les armes nucléaires, biologiques et chimiques, les armes à sous-munitions et les mines antipersonnel).
Ces trois entreprises américaines figurent en effet sur la liste des recommandations d’exclusion élaborée par l’Association suisse pour des investissements responsables (ASIR), qui regroupe certaines des plus grandes caisses de pension du pays, dont celles de la Confédération, de La Poste et des CFF. Cette liste, qui compte une vingtaine de noms, se fonde sur la législation fédérale ainsi que sur les conventions internationales signées par la Suisse.
Quid des caisses de pension?
En cas d’acceptation de l’initiative, les 1562 caisses de pension du pays seraient d’ailleurs elles aussi interdites de tout financement des producteurs de matériel de guerre. L'importance de leurs investissements dans ce secteur sont difficiles à estimer. Les chiffres articulés habituellement par les experts tournent autour des 1,9%, ce qui représenterait un montant total de plus de 16 milliards de francs.
On n’a pas attendu l’initiative pour mettre en place une stratégie de placement responsable
A titre d’exemple, Publica, la caisse de pension de la Confédération, la plus grande du pays, estime qu’environ 150 entreprises (sur les 8000 que compte son portefeuille d’actions) seraient concernées par l’interdiction. Cela représenterait entre 2% et 4% de la valeur totale de son portefeuille d’actions. PKS, la caisse de pension de la SSR, évalue quant à elle son exposition à 0,9% de la valeur totale de son portefeuille d’actions.
Même si elle rejette l’initiative, l’Association suisse des institutions de prévoyance (ASIP) ne fait pas officiellement campagne contre ce texte. Pour son président Jean Rémy Roulet, également directeur de la Caisse paritaire de prévoyance de l’industrie et de la construction (CPPIC), le secteur du 2e pilier est assez corseté. "Il n’y a pas besoin d’incitation légale pour agir de manière responsable", plaide-t-il.
Si on laissait faire les investisseurs sans faire pression sur eux, rien ne serait fait
Jean Rémy Roulet mise sur l’autorégulation des acteurs du secteur. "On n’a pas attendu l’initiative pour mettre en place une stratégie de placement responsable", explique-t-il. "C’est aussi la pression exercée par les affiliés qui fait changer les stratégies de placement des caisses de pension, et ce d’autant plus que, depuis quelques années, la gestion durable est aussi performante voire plus performante que la gestion traditionnelle", ajoute-t-il.
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L'autorégulation ne suffit pas, selon le GSsA
Le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA), à l’origine de l’initiative, ne croit pas à l’autorégulation. "La situation actuelle n’est pas satisfaisante. L’évolution est trop lente. On pourrait attendre encore bien longtemps avant que les institutions financières ne cessent totalement de financer les producteurs de guerre", affirme Thomas Bruchez, co-secrétaire romand du GSsA.
Pour le militant genevois, le terme d'"autorégulation" est d'ailleurs mal choisi. "Les institutions financières ne s'autorégulent pas mais changent leurs pratiques parce qu'il existe une pression de la part de la population. Il faudrait donc parler de régulation par pression." Mais cela ne suffit pas, selon lui. C’est pourquoi, en plus de la pression de la société civile, il faut un cadre légal strict.
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Alors, autorégulation ou interdiction? Les Suisses voteront le 29 novembre. Lors du sondage gfs.bern pour la SSR publié il y a un peu plus de deux semaines, l’initiative "pour une interdiction du financement des producteurs de matériel de guerre" recueillait 54% d’opinions favorables, tandis que 41% des sondés étaient opposés au texte.
Didier Kottelat
Méthodologie
Le portefeuille d’actions de la Banque nationale suisse, tout comme celui d’UBS et de Credit Suisse, est un secret bien gardé et il ne nous est donc pas possible de savoir combien d’actions de producteurs de matériel de guerre (tels que définis par l’initiative populaire “Pour une interdiction du financement des producteurs de matériel de guerre”) ces établissements possèdent.
Toutefois, tous les investisseurs institutionnels qui disposent d’au moins 100 millions de dollars d’avoirs sous gestion doivent déclarer à la SEC, le gendarme américain des marchés financiers, toutes les actions de sociétés cotées aux Etats-Unis qu’ils détiennent. Ce formulaire - intitulé 13F - quatre fois par année. C’est la version au 30 juin 2020, la dernière en date, que nous avons utilisée.
Nous avons ensuite recensé l’ensemble des positions dans les principaux producteurs de matériel de guerre américains. Les entreprises prises en compte sont celles qui figurent soit dans le classement des 100 plus grands producteurs de matériel de guerre du site spécialisé Defense News, soit dans celui de l’Institut international de de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI).