Dans son livre "La familia grande", Camille Kouchner, fille de l'ancien ministre Bernard Kouchner, révèle que son frère jumeau, alors âgé de 14 ans, a été victime d'inceste par son beau-père, le politologue français Olivier Duhamel, à la fin des années 1980.
Suite à la parution de ce récit, des centaines de victimes d'inceste ont pris la parole sur les réseaux sociaux. Avec le hashtag #MeTooInceste, elles ont témoigné de leur agression sur Twitter et Instagram.
Toujours tabou en Suisse
En Suisse, le tabou de l’inceste peine à se briser. Si le pays n’est pas épargné, il n’existe aucune statistique fédérale reliée directement au sujet. Les rares chiffres existants ont été publiés dans une étude réalisée en 2012 par la Fondation Optimus. Plus de 6700 élèves ont témoigné des abus sexuels dont ils ont été victimes et 324 organismes de protection de l’enfance ont été interrogés sur les cas qui leur ont été signalés. Les conclusions du rapport soulignent que deux à trois enfants par classe seraient victimes d'abus sexuels et que 9% de ces agressions émaneraient d'un membre de la famille.
"L'inceste est un phénomène plus compliqué à chiffrer, parce qu'il s'agit de quelque chose qui est complètement tabou", observe Manon Schick, ancienne directrice d’Amnesty International suisse et à la tête de la direction générale de l'enfance et de la jeunesse du canton de Vaud. "Il n'y a absolument aucune raison de penser qu'il y a moins de cas d'inceste en Suisse qu'en France. Ce mouvement #MeTooInceste, qui est pour l'instant très franco-français, va encore mettre un peu de temps à arriver sur nos réseaux sociaux, mais je pense que cela va être le cas."
>> Voir l'interview de Manon Schick dans La Matinale : "L'inceste est l'une des violences les plus difficiles à combattre", estime Manon Schick
Emprise de l’auteur
Une jeune femme d’une trentaine d’années a accepté de témoigner anonymement vendredi dans le 19h30. La victime a subi des actes incestueux de la part de son grand-père durant son enfance. L’auteur a aussi perpétré des abus sur la mère et la tante de la victime. "Mon grand-père avait une grande emprise sur nous, c’était quelqu’un de très autoritaire et de menaçant. Il disait qu’il allait kidnapper ses petites filles s’il ne pouvait pas les voir. Il y avait toujours la crainte qu'il puisse passer à l'acte. La peur régnait. Tous ceux qui étaient au courant n'ont pas osé dire stop, n'ont pas osé agir."
La jeune femme poursuit: "Il m'a dit plusieurs fois que si je parlais, mes parents allaient mourir. J’avais peur de lui désobéir. Dans ces moments, on ne comprend pas trop ce qui se passe en tant qu'enfant. On sent bien que ce n’est pas normal, qu'il y a des choses qui nous font souffrir physiquement et psychologiquement. Au moment de l’acte, on est comme sidéré, dissocié de notre corps."
La jeune femme a arrêté de se rendre chez ses grands-parents à l’âge de 13 ans. Vient ensuite une période d’amnésie traumatique. Les souvenirs de ces abus sexuels commencent à ressurgir à l’âge de 25 ans. Aujourd’hui, elle entame sa cinquième année de thérapie et commence à se reconstruire et à envisager l’avenir.
"Les répercussions sur ma vie sont nombreuses. J’ai des flash-back violents, des angoisses, peur du toucher, du bruit ou d’une parole qui peut faire remonter quelque chose. Les relations amoureuses sont aussi compliquées. Mon copain est d'une patience d'ange, parce que ça demande du temps de pouvoir refaire confiance à un homme.... La thérapie est un travail à 100%."
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Tabou et déni
En Suisse, la prise de parole reste délicate. "Les victimes d’inceste finissent souvent par se faire rejeter en brisant le silence. Il y a aussi l’emprise de l’auteur et le déni de ces familles où l'interdit de la parole est plus fort que l'interdit de l'inceste", explique Alessandra Duc Marwood, psychiatre au sein du cabinet de consultation les Boréales au CHUV, destiné aux personnes ayant subi ou commis des violences et abus sexuels dans le cadre familial.
"Cela signifie qu’il y a une distorsion cognitive: la parole de l'auteur de l’inceste a plus de valeur que celle des autres. Dans certaines familles, les émotions des enfants vont être récupérées par l'auteur, qui va se poser en victime. Il y a aussi les menaces: mettre les enfants en foyer, en prison, leur donner des coups, ne pas leur donner d'argent... L’enfant peut aussi avoir peur de détruire sa famille s’il parle", rajoute la psychiatre.
Et de conclure: "Quand les enfants sont petits, ils ne comprennent pas forcément ce qui se passe. Ils sentent que c'est une menace, un secret, mais ne peuvent mettre des mots sur les événements, sachant que la sexualité est un domaine que l’on comprend beaucoup plus tard. La victime, via des mécanismes d’amnésie et de dissociation, peut oublier ces événements traumatiques, qui ressurgissent beaucoup plus tard."
Sujet : Chloé Steulet
Adaptation web : Sarah Jelassi