En 1848, l'article 4 de la nouvelle Constitution postulait l'égalité des droits de tous les Suisses. De tous les Suisses oui, mais pas des Suissesses. Et les femmes ne sont pas les seules à avoir été oubliées. Les entrepreneurs victimes d'une faillite, les repris de justice ou tous ceux qui ne payaient pas d’impôt étaient aussi exclus.
>>Voir le documentaire "De la cuisine au Parlement - Edition 2021" de Stéphane Goël), une balade à travers un siècle d’archives sur les traces des politiciennes et des militantes féministes suisses.
De la cuisine au parlement - Edition 2021
Des devoirs mais pas de droits
Comment les Suissesses réagissent-elles alors? Pour Brigitte Studer, historienne et autrice de "La conquête d’un droit - Le suffrage féminin en Suisse (1848-1971)" (Editions Livreo-Alphil), il est difficile de répondre à cette question: "On ne sait pas s’il y eut des réactions à ce moment-là. C’est possible, mais il faut se souvenir que les médias étaient exclusivement une affaire d’hommes à l’époque".
Quarante ans après cette nouvelle Constitution, le recensement fédéral de 1888 démontre que les femmes représentent près du tiers de la population active du pays. Dans les usines par exemple, elles sont aussi nombreuses que les hommes. Elles payent donc des impôts, devoir de tout citoyen, mais ne bénéficient pas des droits politiques. A la fin de ce XIXe siècle, autour de la Suisse, les revendications se multiplient. En Autriche, en France ou en Allemagne, les femmes demandent le droit de vote.
Voter n'est pas une occupation féminine
En Suisse, l'opposition fait valoir ses arguments. Avec toutes leurs tâches domestiques, les femmes n’auraient tout simplement pas le temps de se rendre aux urnes. Sans parler de la politique elle-même, sport masculin et brutal dans lequel ces dames perdraient toute féminité. Selon Brigitte Studer: "C’était contraire à la représentation qu'on se faisait des femmes; cette image idyllique de l'ange au foyer aurait été malmenée lors des affrontements publics qu'implique la politique. L’ange se serait transformé en mégère".
Dans cette opposition au suffrage féminin on trouve également… des femmes, porteuses des mêmes idées que les opposants masculins. Certaines d'entre elles étaient organisées dans de petites structures influentes, bénéficiant de puissants relais parlementaires. Brigitte Studer précise également que cette idée d’autoriser le vote des femmes était perçue comme venant de l’étranger. Voire, dès la révolution russe (1917), comme un des avatars du bolchévisme. Un repoussoir pour les partis conservateurs.
Géographie et éducation
Au sein de la population féminine, le clivage est aussi géographique. Pour Brigitte Studer, les villes sont des "laboratoires de liberté", où l’information circule et les causes féministes sont défendues publiquement. A la campagne, le contrôle social est beaucoup plus étroit et le soutien des femmes à la cause s’en trouve réduit. En outre, durant la presque totalité du XXe siècle, les femmes sont majoritaires en ville alors que c’est l’inverse dans les régions rurales.
L’éducation a elle aussi joué un rôle. Parmi les suffragistes inscrites dans des associations pour la défense du vote des femmes, on trouve, au début du XXe siècle, beaucoup de femmes instruites. Et parmi elles, une grande proportion d’enseignantes. Selon Brigitte Studer: "C’est un des rares métiers qui, à l’époque, est ouvert aux femmes ayant une certaine culture, une certaine formation. Une des rares professions ouvertes aux femmes célibataires".
120 ans sans initiative populaire fédérale
Il y eut de nombreuses discussions au sein des groupes favorables au suffrage féminin pour savoir s’il fallait ou non lancer une initiative populaire. Mais la peur de l’échec, due notamment à l’obligation d’une double majorité, a bloqué ces velléités. "Les cantons de Suisse centrale – et plus généralement les cantons ruraux – étaient plus conservateurs et opposés à ce type d’évolution de la société", selon Brigitte Studer. Ce qui rendait cette double majorité très compliquée à obtenir.
De l’assemblée communale jusqu'au Conseil des Etats, où les petits cantons sont représentés, les conservateurs disposaient d'une série d’instruments politiques aptes à freiner les changements. Sans oublier le référendum, menace ultime contre une volonté d'ouverture ou une réforme sociale qui ne plaisait pas à tout le monde… Jusqu'à ce mémorable dimanche de février 1971.
Les documentaires RTS, Franck Sarfati
Pas de suffrage féminin cantonal, faute de place
En 1971, plus d’un demi-siècle après les Allemandes et les Autrichiennes, les Suissesses obtiennent enfin le droit de vote et d’éligibilité au niveau fédéral. Le score est sans appel : 65,7% contre 34,3%.
Au niveau cantonal, huit cantons ou demi-cantons leur refusent pourtant ce droit: Glaris, Obwald, Schwytz, Appenzell Rhodes-Extérieures, Appenzell Rhodes-Intérieures, Saint-Gall, Thurgovie et Uri. Leur argument principal? En incluant les femmes, la Landsgemeinde ne pourrait plus être organisée, faute de place.
Il faudra attendre 1990 et une décision du Tribunal fédéral pour que le dernier de ces réfractaires (Appenzell Rhodes-Intérieures) admette, contre son gré, de s’aligner sur le reste de la Suisse. Dès avril 1991, toutes les citoyennes suisses pourront voter, y compris au niveau cantonal.