Satellite espion: le rapport confidentiel qui égratigne l’accord entre la Suisse et la France
Tout a commencé le 11 janvier dernier quand les parlementaires des commissions de sécurité ont reçu une lettre de 4 pages signée de Michel Huissoud en personne, directeur du Contrôle fédéral des finances. Un document que RTSinfo a pu se procurer.
Et il n’y va pas par quatre chemins: pour lui, le projet d’accord militaire avec la France est précipité, peu transparent et surtout d’un mauvais rapport coût/bénéfice.
Cet accord doit permettre au Service de renseignement de la Confédération (SRC) d'avoir accès aux nouveaux satellites espions français. La Suisse disposerait ainsi d'une quinzaine d’images par jour de très haute qualité utiles pour mener des missions internationales de maintien de la paix ou en cas de catastrophe.
Des opérateurs privés
"À l’heure actuelle, la Suisse se procure les images satellites dont elle a besoin auprès de fournisseurs commerciaux. Or la résolution de ces images n’atteint pas la qualité de celles produites à des fins de renseignement (…) Enfin, cette façon de faire oblige les services de renseignement à divulguer leurs centres d’intérêt et leurs priorités à des tiers et à utiliser des canaux de communication non sécurisés", peut-on lire dans le message du Conseil fédéral.
Le ticket d’entrée de la Suisse dans le nouveau système de satellites de reconnaissance de l’armée française est devisé à plus de 100 millions de francs, si on compte les frais d’exploitation des images pendant 10 ans.
Cette part suisse au coût total du satellite CSO français est deux fois plus élevée que la part de droits de programmation du satellite qui sera accordée à la Suisse. En clair, les renseignements suisses vont payer très cher la commande d’images de zones de conflits ou de catastrophes naturelles dans le monde.
Accepté par le Conseil des États
De plus, cela ne fonctionne pas en cas de temps nuageux. Et le document du Contrôle des finances rappelle que, pour l’instant, l’achat d’images à des entreprises privées coûte à peu près 10 fois moins cher.
Le Contrôle des finances dit avoir "acquis l’impression que le Groupement Défense a soutenu et encouragé activement la prise en considération de l’offre française, renonçant volontairement à se procurer des offres supplémentaires émanant d’autres pays ainsi qu’à mener une analyse de marché approfondie".
Mardi, un premier vote s'est tenu au Conseil des États dans l'indifférence générale.
Un lanceur d'alerte
Le conseiller aux Etats vaudois Olivier Français (PLR) en a profité pour balayer les arguments du Contrôle fédéral des finances. "Il est étonnant à nos yeux que le Contrôle fédéral des finances remette en question les performances techniques d'un projet dûment évalué par les spécialistes de l'administration ainsi que la pertinence du contrat alors même que cela ne relève pas de ses prérogatives."
Le directeur du CDF, Michel Huissoud, estime au contraire que l'affaire entre parfaitement dans sa mission. Il explique avoir été contacté par un lanceur d'alerte. "Je ne peux rien vous dire sur le lanceur d'alerte. C’est une personne interne au dossier qui nous a rendu attentif à certains problèmes. Nous avons creusé et pu constater que tout n’était pas clair. Ces informations ont été transmises aux commissions".
Pourtant, le Conseil des États a approuvé l'accord à l'unanimité des membres présents, gauche comprise.
De futures discussions au Conseil national
"Visiblement, c'est passé sans grande discussion", constate le conseiller national neuchâtelois Fabien Fivaz (Verts). "C'est pour cela que nous avons un système à deux Chambres. Si le Conseil des États ne voyait pas trop de problème à accepter le projet, au Conseil national nous aurons plus de discussions."
Le débat risque d'être un peu plus tendu en commission du Conseil national en avril ou mai. "Il y a une grande opacité dans ce dossier", estime Fabien Fivaz. "On ne sait pas à quoi va servir ce satellite, ni qui il va surveiller. Y a-t-il une base légale qui permette à la Suisse de surveiller à l'étranger? Il s'agit encore de points à clarifier".
Ludovic Rocchi, Gilles Clémençon, Pascal Wassmer
Ce qu'on sait des satellites espions CSO
C'est un "bijou technologique". Le plus puissant "appareil photo spatial" jamais construit en Europe. Derrière les slogans pour appâter le client, il est compliqué d'avoir des données précises sur la capacité exacte de ce système de surveillance composé de trois satellites.
Le satellite CSO-2, lancé le 29 décembre 2020, est dédié à la mission d’identification. Pour offrir une meilleure résolution, il se situe sur une orbite à 480 km d'altitude. Il peut prendre des photos d'une très grande précision. De jour, comme de nuit. Le système peut produire jusqu’à 800 images par jour.
Pour le reste, c'est "secret défense".
Il faut se tourner vers la Belgique (membre de l'accord avec l'Allemagne, l'Italie ou la Suède) pour en savoir un peu plus. Dans un article publié par lesoir.be, le major d'aviation Michael Fallay, qui dirige la section GéoInt (renseignement géospatial belge), affirme qu'"on est capable de prendre une image d'un pick-up et de distinguer le pare-brise ou s'il est équipé d'une arme à l'arrière, comme c'est parfois le cas des djihadistes au Sahel". Les experts estiment qu'il offre une netteté pour des objets de 50 cm.