Derrière le succès des fromages suisses dans le monde, la part croissante des bas de gamme

Grand Format

RTS - Andréanne Quartier-la-Tente

Introduction

En 2020, un nouveau record d'exportation de fromages suisses est venu s'ajouter à ceux des années précédentes. Notre enquête montre que ces chiffres masquent pourtant une réalité moins réjouissante pour l'artisanat fromager et le lait suisse.

Chapitre 1
Switzerland Swiss et consorts

Il y a encore vingt ans, la Suisse exportait principalement de l'Emmentaler, suivi de loin par le Gruyère et par l'Appenzeller. Ces trois fleurons de l'artisanat helvétique constituaient les trois quarts des fromages vendus à l'étranger. En 2020, ils ne représentent plus qu'environ 40%. Une plus grande variété de fromages passe désormais la frontière et, parmi eux, les produits bas de gamme fabriqués industriellement prennent de plus en plus de place.

Le plus emblématique est le Switzerland Swiss, qui connaît une véritable "success story". En 2020, il a établi un nouveau record de production et égale désormais presque l'Appenzeller avec ses 4700 tonnes exportées.

Un Switzerland Swiss, fromage industriel à gros trous qui n'a pas de croûte et qui est fabriqué dans des meules carrées. [RTS - Andréanne Quartier-la-Tente]
Un Switzerland Swiss, fromage industriel à gros trous qui n'a pas de croûte et qui est fabriqué dans des meules carrées. [RTS - Andréanne Quartier-la-Tente]

Peu connu du grand public dans notre pays, il a été imaginé par un fromager bernois en 1997. Produit industriel à gros trous fabriqué avec du lait pasteurisé, le Switzerland Swiss est prévu principalement pour l'exportation aux Etats-Unis.

Il a la particularité d'être élaboré dans des meules carrées - plus faciles à couper en tranches - sans croûte et avec un goût pas trop prononcé afin de plaire aux Américains. Vendu parfois sous d'autres noms, ce fromage est plus rapide à réaliser et bien moins cher que l'Emmentaler dont il est la copie.

Selon Jacques Gygax, directeur de Fromarte, l'association faîtière des artisans suisses du fromage, ces produits très commerciaux - "fabriqués la plupart du temps avec du lait d'industrie"-  constituent aujourd'hui un cinquième des exportations.

>> Interview de Jacques Gygax, de Fromarte sur les fromages industriels en Suisse :

Un fromage à pâte dure industrielle et un Gruyère AOP. [RTS - Andréanne Quartier-la-Tente]RTS - Andréanne Quartier-la-Tente
Le Journal horaire - Publié le 24 mars 2021

Dans les statistiques, la majorité de ces bas de gamme se cache dans les catégories fourre-tout "Autres fromages" qui contiennent également des spécialités qui s'exportent en petite quantité. Contrairement aux fromages les plus en vue qui maintiennent ou augmentent leur prix à l'export depuis 2005, on remarque là une baisse du prix moyen.

Suite à un travail de recherche réalisé en 2013, la journaliste Eveline Dudda, de l'agence d'information agricole alémanique LID, avait constaté que les bas de gamme industriels étaient très souvent des fromages à pâte mi-dure conçus avec très peu de matière grasse.

En s'attardant sur cette catégorie spécifique de fromages maigres (3800 tonnes exportées en 2020), on observe qu'ils sont très largement exportés en Allemagne, en Autriche et en Italie pour une utilisation dans l'agro-alimentaire. Et que depuis quelques années, ils sont vendus à l'étranger à moins de 3 frs/kilo en moyenne.

Sachant qu'il faut environ 10 litres de lait pour faire un kilo de fromage de ce type, on comprend la forte pression sur les producteurs de lait suisse qu'induit cette industrialisation qui reste pourtant rentable pour les fromageries qui la pratiquent. En comparaison, les fromagers artisanaux achètent leur lait aux alentours de 70 cts/litre.

Chapitre 2
Fromages suisses avec du lait allemand

Depositphoto - agone

L'augmentation de production et d'exportation de fromages bas de gamme n'est ni très visible dans les statistiques des rapports annuels ni très commentée. Elle ne laisse pourtant pas indifférent le monde laitier et fromager suisse.

Il y a quelques semaines, la fromagerie Imlig située dans le canton de St-Gall a reçu l'autorisation d'importer du lait allemand - meilleur marché que le suisse - pour fabriquer du fromage destiné à l'export. Une technique appelée "trafic de perfectionnement" qui fait bondir le milieu professionnel.

"Au niveau fromage, ce que nous connaissions, c'était des demandes très occasionnelles en cas de manque saisonnier de lait bio. Mais ici, c'est autre chose", indique Pierre-André Pittet, vice-directeur des Producteurs Suisses de Lait (PSL).

La demande Imlig se fait alors qu'il y a assez de lait suisse selon les producteurs. Et une autorisation pour une durée de trois ans est une première. "L'exemple Imlig suit une stratégie industrielle qui se base sur un prix du lait insuffisant. Ce n’est pas durable pour une production suisse". Et le risque que d'autres suivent cette voie est réel.

La fromagerie Imlig n'a pas répondu à nos questions mais selon Samuel Winkler, de la Coopérative des producteurs de lait du centre-est de la Suisse, "on est persuadé à 99% que ce seront des fromages à pâte mi-dure vendus très bon marché dans des supermarchés allemands de type Lidl ou Aldi." Un avis confirmé par d'autres experts interrogés. Et même si ces fromages seront totalement exportés, il n'est pas exclu qu'ils repassent la frontière suisse dans des préparations de l'agro-alimentaires de type pizzas surgelées, ramequins ou lasagnes.

La Confédération a ouvert ici une dangereuse porte qui va à l’envers de la stratégie de différenciation par la qualité qu’elle soutient elle-même par différentes mesures."

Pierre-André Pittet, vice-directeur des Producteurs Suisses de Lait (PSL), à propos de l'autorisation de trafic de perfectionnement de la fromagerie Imlig

Mis devant le fait accompli, le milieu professionnel aimerait des garanties que cette fromagerie ne touchera pas la subvention octroyée pour la transformation de lait suisse en fromage pour ces produits et qu'elle n'utilisera pas le label suisse sur les emballages.

Chapitre 3
Label suisse et concurrence avec les fromages artisanaux

Keystone - Jean-Christophe Bott.

Quelle que soit leur qualité, les fromages fabriqués avec des matières premières suisses ont l'autorisation d'utiliser le drapeau helvétique sur leurs emballages. Selon l'Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle, le bonus engendré par l'utilisation du "Swiss made" atteindrait jusqu’à 20% du prix de vente pour certains produits naturels agricoles et produits typiquement suisses. L'utiliser pour des fromages bon marché est donc une aubaine face aux concurrents qui se positionnent dans les mêmes gammes de prix.

Sibylle Umiker, porte-parole de la marque Emmi, ne s'en cache pas. Leur Switzerland Swiss "peut faire face à la concurrence en termes de prix tout en marquant des points supplémentaires grâce à son origine suisse et à l'image associée", nous indique-t-elle.

Cette manière de faire est dénoncée par le syndicat agricole suisse Uniterre. Celui-ci considère que ces fromages bas de gamme profitent sans aucun mérite du "Swissness" avec au final une image et une réputation de la qualité suisse ternies. Le syndicat y voit une concurrence déloyale envers les fromages traditionnels et artisanaux qui ont connu des changements importants depuis une vingtaine d'années.

Les exportations de Gruyère augmentent régulièrement, ce qui a permis à ce fromage d'obtenir en 2017 la première place du classement détenue jusque-là par l'Emmentaler. Une réussite pour ce produit haut de gamme qui est devenu le fleuron des fromages suisses et qui rafle de nombreux prix dans les concours internationaux.

Du côté de l'Emmentaler, c'est une autre histoire qui s'est jouée avec une chute monumentale de la production et de l'exportation. Mais envisager un désamour des consommateurs pour le "roi du fromage suisse" n'est pas la principale explication.

"Jusqu'à la fin des années 90, la production et l'exportation d'Emmentaler étaient fortement soutenues par des subventions à l'exportation. Et la production servait de soupape pour l'excès de lait. Depuis, ce soutien à l'exportation s'est complètement arrêté. Aujourd’hui, le volume de production correspond à la demande", explique l'Interprofession de l'Emmentaler.

>> Interview de Jacques Gygax :

Le Gruyère est le fromage suisse le plus exporté. [Keystone - Gaetan Bally]Keystone - Gaetan Bally
Le Journal horaire - Publié le 24 mars 2021

De plus, le fromage helvétique subit une très forte concurrence internationale . La part de l'Emmentaler AOP sur le marché mondial des fromages à pâte dure à gros trous est d'environ 10% selon l'Interprofession de l'Emmentaler.

Et l'arrivée du Switzerland Swiss - copie industrielle qui peut en plus profiter du label suisse - n'aide pas. Selon certains spécialistes, au niveau du goût, il n'y a pas de comparaison possible entre un Emmentaler et sa copie helvétique, ce qui ne les mettrait pas en concurrence.

C'est surtout vrai en comparaison avec un Emmentaler affiné longtemps. Une dégustation à l'aveugle réalisée par la revue d'information des consommateurs de Suisse alémanique Saldo entre un Emmentaler entrée de gamme et un Switzerland Swiss a montré que sur douze personnes, seules trois ont reconnu l'original.

>> Interview de Jacques Gygax :

Jusqu'en 2017, l'Emmentaler était le fromage suisse le plus exporté. Il a depuis laissé sa première place au Gruyère. [Keystone - Gaetan Bally]Keystone - Gaetan Bally
Le Journal horaire - Publié le 24 mars 2021

Avec son prix attractif, le "Switzerland Swiss" peut donc fortement décourager l'achat d'Emmentaler auprès d'une clientèle attentive à son porte-monnaie. Et pour l'Interprofession de l'Emmentaler, il n'y a pas de doute: ces deux fromages sont en concurrence directe à l'étranger.

>> A écouter également, un reportage de Xavio Alonso sur l'Etivaz, un fromage qui exporte environ 200 tonnes par année :

Arnaud Vermot. [RTS - Xavier Alonso]RTS - Xavier Alonso
Ici la Suisse - Publié le 26 mars 2021

L'exportation des fromages reste encore aujourd'hui majoritairement celle de produits à forte valeur ajoutée et à un prix satisfaisant selon Switzerland Cheese Marketing, l'association qui s'occupe de la promotion des fromages suisses à l'étranger.

Mais la mise sur le marché étranger de fromages suisses à bas prix pourrait rendre de plus en plus difficile la vente de fromages traditionnels à des prix élevés. Surtout que ce phénonème pourrait continuer à s'amplifier lorsque l'on voit que les investissements financiers réalisés en Suisse dans le milieu laitier sont désormais surtout réalisés dans une logique de production industrielle.

Notre modèle d'affaires, c'est de l'artisanat, du lait 100% suisse de haute qualité avec des fromages fabriqués par des spécialistes où la main de l'homme dans la cuve joue un rôle.

Jacques Gygax, directeur de Fromarte, l'association faîtière des artisans suisses du fromage

La confiance reste pourtant de mise du côté de Fromarte. "On est les derniers vrais spécialistes des fromages au lait cru et il faut absolument persévérer et pérenniser ce savoir-faire", indique Jacques Gygax. Et pour y arriver, "il faut sans doute resserrer encore le cahier des charges pour qu'il y ait une vraie différenciation entre le produit artisanal et le produit industriel, en particulier pour l'Emmentaler."