L'affaire remonte au 22 novembre 2018. Ce jour-là, peu après 13 heures, quelque trente personnes débarquent dans une succursale lausannoise de Credit Suisse. Elles entendent manifester contre le changement climatique et les investissements de l'établissement bancaire dans les énergies fossiles.
Pour marquer les esprits, les contestataires simulent une partie de tennis pour dénoncer le contrat publicitaire entre Credit Suisse et Roger Federer. L'ambiance est bon enfant, mais le responsable de la banque appelle quand même la police après avoir constaté que les manifestants n'entendent pas quitter les lieux.
A l'arrivée des forces de l'ordre, environ dix personnes quittent d'elles-mêmes les locaux. Mais douze autres refusent d'obtempérer. La police les sort alors de l'établissement en les traînant au sol ou en les portant.
Acquittement en première instance
Ces douze activistes se retrouvent devant la justice début 2020. Le 13 janvier, le Tribunal de police de l'arrondissement de Lausanne les libère du chef d'accusation de violation de domicile. Le tribunal admet "l'état de nécessité". Les prévenus sont donc blanchis, une décision qui a alors un écho médiatique considérable.
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Le Ministère public recourt contre cette décision et le deuxième round a lieu en septembre 2020 devant la Cour d'appel pénale du Tribunal cantonal. Le 22 septembre, elle casse la décision de première instance et condamne les douze prévenus pour violation de domicile.
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C'est alors au tour des activistes de s'opposer à ce jugement en saisissant le Tribunal fédéral. Et c'est donc aujourd'hui que la plus haute autorité judiciaire du pays tranche cette affaire dans un arrêt de 37 pages.
"Danger imminent"
Une décision limpide, carrée, qui balaie tous les arguments des activistes du climat. Le Tribunal fédéral rappelle tout d'abord la définition de l'état de nécessité selon l'article 17 du Code pénal: "Quiconque commet un acte punissable pour préserver d'un danger imminent et impossible à détourner autrement un bien juridique lui appartenant ou appartenant à un tiers agit de manière licite s'il sauvegarde ainsi des intérêts prépondérants".
Dans son arrêt, le Tribunal fédéral commence par rappeler que pour envisager l'application de cet article de loi, il faut que le "danger soit imminent et impossible à détourner autrement". Il précise que, selon une interprétation historique de la norme, "le danger imminent est un péril devant se concrétiser à brève échéance, soit à tout le moins dans les heures suivant l'acte punissable commis par l'auteur".
Pour le Tribunal fédéral, l'article de loi "ne vise ainsi pas à rendre licite les comportements en principe punissables car l'auteur estime devoir agir pour sauvegarder ce qu'il considère comme constitutif d'un intérêt légitime ou supérieur, mais concerne la situation spécifique dans laquelle celui-ci se voit par hasard confronté à un péril devant se concrétiser à brève échéance et choisit de sacrifier un bien juridique afin de le parer".
Rien ne justifie l'action illicite
Dans son jugement, le Tribunal fédéral relève "qu'un état de nécessité pouvait entrer en considération en présence d'un danger durable et imminent, s'agissant d'une femme tyrannisée et martyrisée par son époux qui avait exécuté ce dernier avant qu'il ne mît à exécution les menaces de morts proférées à son endroit".
Aux yeux des juges de Mon Repos, la situation est très différente dans l'affaire de la violation de domicile effectuée par les activistes du climat. "Sans qu'il soit nécessaire de discuter de l'urgence climatique en tant que telle, force est de constater qu'il n'existait, au moment où les recourants ont commis leurs actes, aucun danger actuel et concret au sens de l'article 17 propre à justifier une action illicite", écrivent-ils.
Et le Tribunal fédéral enfonce le clou en affirmant que "les phénomènes naturels susceptibles de se produire en raison du réchauffement climatique ne sauraient à cet égard être assimilés à un danger durable et imminent, au sens de la jurisprudence, car contrairement aux situations de violences domestiques ayant justifié le développement de cette notion, de tels périls peuvent frapper indistinctement chacun, en tout lieu et en tout temps, sans qu'il soit possible d'identifier un bien juridique spécifiquement menacé".
Dans cette affaire, souligne le Tribunal fédéral, les recourants "ont cherché à défendre un intérêt collectif, soit l'environnement, la santé ou le bien-être de la population", mais le législateur a exclu une application de l'article de loi dans de telles circonstances. "Bien que chaque individu puisse un jour ou l'autre être individuellement concerné par une manifestation naturelle causée par le réchauffement climatique, on ne peut considérer qu'une action visant à infléchir une évolution planétaire s'apparenterait à la défense d'un bien juridique défini appartenant à l'auteur ou à un tiers", concluent les juges.
Pour la plus haute autorité judiciaire, les douze recourants se sont donc bel et bien rendus coupables de violation de domicile.
Fabiano Citroni/lan
Les activistes vont saisir la Cour européenne des droits de l'homme
Les militants et leurs 14 avocats ont immédiatement réagi à la publication de cet arrêt. Ils vont saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à Strasbourg, où ils espèrent faire valoir leurs "droits fondamentaux", notamment la liberté d'expression et de réunion.
Dans un communiqué, ils ont accusé le TF de nier l'urgence climatique et de ne pas reconnaître "le rôle déterminant" de ces jeunes activistes dans l'éveil des consciences.
Ils rappellent notamment que cette partie de tennis sauvage a connu un fort écho médiatique et que Credit Suisse, suite à cette action, a annoncé plusieurs mesures pour réorienter ses investissements.
Ils accusent aussi les juges fédéraux de se placer "du mauvais côté de l'Histoire", faisant notamment référence à de récents jugements français et allemand qui ont constaté l'inaction des Etats en matière climatique.
Décision décevante qui donne un mauvais signal
La décision du Tribunal fédéral est "extrêmement décevante", estime l'une de leurs avocates Me Laïla Batou. Elle critique le manque de courage des juges de Mon Repos.
"On s'attendait à ce que la Cour suprême prenne ses responsabilités", relève-t-elle. Au lieu de ça, le TF s'est contenté de "réappliquer une jurisprudence ancienne qui ne convient pas au phénomène inédit" du réchauffement climatique, explique-t-elle.
Très attendu au vu du nombre de procès climatiques en cours ou à venir, cet arrêt du TF donne "un très mauvais signal", estime encore l'avocate. Si la justice suisse, dans des jugements de première ou deuxième instance, a "ouvert quelques brèches", les juges de Mon Repos ont "remis tout le monde à l'ordre", regrette-t-elle.
"Le Tribunal fédéral fait comme s’il n’était pas concerné par l'urgence climatique. Sa décision est en faveur des puissants, des grandes entreprises qui peuvent continuer leurs affaires au détriment de la jeunesse", dénonce Me Batou.