"Je n'ai jamais été fier d'avoir tiré, mais je n'ai jamais eu honte", témoigne un policier
"Vous allez porter pendant des années, voire toute votre vie, le fait d'avoir enlevé une vie. Vous ne vous engagez pas dans la police pour tuer quelqu'un." Roland Moritz, commissaire à la Police municipale de Delémont, a utilisé son arme, un matin de décembre, lors du contrôle d'un véhicule roulant sans plaque dans une zone industrielle. Il était alors au début de sa carrière.
"Nous avons mis notre voiture en travers de la route pour l'immobiliser. Le conducteur n'a pas réagi à nos injonctions et a percuté mon collègue qui s'est retrouvé sur le capot", raconte-t-il dimanche dans Mise au point. "Il était clair que mon collègue allait passer sous la voiture. Je n'ai pas eu d'autre solution que de saisir mon arme et de tirer." Si son collègue a été blessé, l'automobiliste est mort.
"Une fraction de seconde"
Roland Moritz explique qu'il était "dans un autre monde". "Je n'ai jamais entendu les coups de feu. Le doute, à savoir si j'ai bien fait, si c'est bien moi, m'a envahi. Les choses vont très très vite, c'est une fraction de seconde. Après, c'est comme un film qui passe d'accéléré au ralenti", poursuit-il.
Le drame de Morges (VD) début septembre fait écho dans l'esprit du Jurassien. "J'ai du soutien pour le collègue qui a été pris dans cet événement. C'est quelque chose qui ne doit pas être simple. Il y a les médias et les réseaux sociaux qui s'en mêlent. Il est sous le feu de beaucoup plus de projecteurs que je ne l'ai été à l'époque."
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Pour les syndicats de police, ces images faussent la réalité du terrain. "L'usage de l'arme à feu reste rare par rapport au nombre d'interventions de police", estime Emmanuel Fivaz, vice-président de la Fédération suisse des fonctionnaires de police. "L'immense majorité des policiers n'a jamais utilisé son arme à feu ailleurs qu'au stand de tir pour s'entraîner."
Et d'ajouter: "Le policier est prêt à faire usage de son arme, car il s'est beaucoup entraîné à devoir le faire, sur le plan tactique et technique".
L'usage de l'arme à feu reste rare par rapport au nombre d'interventions de police
Des chiffres en diminution
Dans les années 1990, l'arme de service des policiers était utilisée 80 fois par année. Depuis, les chiffres diminuent: 29 en 2010 et 12 en 2020, dont trois tirs mortels. Les forces de l'ordre ne donnent pas plus de détails. Le sujet reste tabou. Les polices vaudoise et genevoise ont refusé les demandes d'interview de la RTS et plusieurs témoignages d'agents ont été annulés à la suite de pressions de la hiérarchie.
Daniel*, un autre policier qui a tué quelqu'un en faisant usage de son arme, a accepté de témoigner à condition qu'aucun détail ne soit donné sur son affaire: "On est entraîné à faire usage de l'arme, mais la cible en papier sur laquelle on tire ne se couche jamais. Les conséquences ne sont pas répétées au stand de tir. Vous entrez donc dans une autre galaxie quand cela vous arrive. L'odeur de la poudre, le bruit, le silence puis le brouhaha quand le véhicule vous fonce dessus, plein de choses vous reviennent durant la nuit."
Jugement à l'interne
Pendant des mois, Daniel est cantonné à des tâches administratives. Il est accusé de bavure et de faute professionnelle. Le plus difficile a été les critiques à l'interne. "Certains collègues expliquent en off que vous avez bien 'merdé', qu'il fallait faire autrement, que ce n'était pas la bonne solution. Nous sommes dans une corporation où la critique est facile."
Le policier porte souvent l'arme comme une charge et pas dans un esprit de shérif. On sait que c'est le dernier recours pour sa vie et celle d'autrui
Daniel, tout comme Roland Moritz, a été acquitté. "Je n'ai jamais été fier de ce que j'ai fait, mais je n'ai jamais eu honte non plus. J'estime que j'ai fait ce que j'avais à faire. Le policier porte souvent l'arme comme une charge et pas dans un esprit de shérif. On sait que c'est le dernier recours pour sa vie et celle d'autrui", déclare Roland Moritz.
François Ruchti et Pierre Bavaud avec vajo
*nom connu de la rédaction
Le regard d'une avocate de policiers
Légitime défense, protection d'un tiers et proportionnalité, l'utilisation de l'arme par les policiers est encadrée par la loi. Il est aussi possible pour un agent de tirer pour empêcher une fuite en cas d'infraction grave et de danger.
Odile Pelet, avocate lausannoise, s’occupe de tous les dossiers vaudois où un policier a utilisé son arme de service. "Le policier dont le tir a provoqué le décès est entendu comme prévenu de meurtre. Pour un policier, être prévenu de meurtre, c'est d'une violence sans nom", explique-t-elle.
Les policiers comprennent instantanément après avoir tiré que ce geste va les poursuivre toute leur vie
Elle estime que les policiers sont dans une "tension permanente". "Ils comprennent instantanément après avoir tiré que ce geste va les poursuivre toute leur vie. Ils doivent vivre toutes ces années avec cette accusation de meurtre qui est lourde à porter", ajoute-t-elle.
La médiatisation qui accompagne souvent ces affaires "n’est pas simple à vivre", selon elle. "Le public s'exprime beaucoup sans connaître le travail de la police. Pourquoi un policier ne tire pas dans les jambes ou un bras? C'est le choix entre être rapide ou précis. Pour viser le bras ou la jambe de quelqu'un qui court, il faut être précis, et pour cela, il faut prendre le temps d’ajuster son tir et d’aligner les organes de visée de l’arme", estime-t-elle.
Le regard d'une psychologue spécialisée en psychologie d'urgence
La psychologue indépendante spécialisée en psychologie d'urgence Noelia Miguel a travaillé durant trois ans dans la cellule psychologique qui accompagne les policiers vaudois.
"Pourquoi ne peut-on pas en parler?", s’interroge-t-elle. "Comme c'est une habilité qu'on leur donne, on devrait pouvoir en parler quand ils utilisent leur arme. Tant qu'on ne parle pas ouvertement de ce sujet et que la police ne donne pas d'informations et remplir le vide, le vide va se remplir tout seul avec des ragots, des commentaires et des interprétations."
Noelia Miguel rappelle le "stress énorme" auquel les policiers sont soumis lorsqu'ils doivent agir. "On peut être tétanisé par la situation et être bloqué sur place. Ce qui peut donner pour les témoins une appréciation particulière de la situation. Un policier reste un être humain."
Le regard d'un avocat luttant contre les abus des policiers
En Suisse romande, plusieurs manifestations ont dénoncé des bavures et des actes racistes, notamment à la suite de la mort d'un jeune homme à Bex (VD). La famille a attaqué le policier devant les tribunaux, en vain.
>> Relire : Le policier impliqué dans le drame de Bex (VD) à nouveau acquitté
Pierre Bayenet, avocat genevois, lutte contre les abus des policiers. Pour lui, la justice a un "rôle essentiel" à jouer pour prévenir les violences policières: "Une enquête impartiale, indépendante et rapide est essentielle pour que la vérité soit faite et prévenir des violences inutiles."
Une enquête impartiale, indépendante et rapide est essentielle pour que la vérité soit faite et prévenir des violences inutiles
Il estime qu'il y a des "disparités énormes" entre les cantons romands. "A Genève, par exemple, les policiers souffrent d’une surveillance continue. Je n'ai pas la même impression dans le canton de Vaud et il arrive fréquemment que le procureur, lui-même, qui est censé être l’accusateur public, demande l'acquittement."
Sa consœur lausannoise Odile Pelet, qui s’occupe de tous les dossiers vaudois où un policier a utilisé son arme de service, ne partage pas son analyse: "Ce n'est pas du tout le reflet d'une complaisance des autorités pénales. L'affaire de Bex n'a pas été tranchée par un procureur qu'on pourrait accuser d’être proche de la police, elle a été tranchée par un tribunal criminel."