Karin Keller-Sutter: "Chaque féminicide me touche et je cherche toujours à comprendre ce qui s'est passé"
"Nous devons tout faire pour lutter contre les violences domestiques. Nous n'avons pas le choix. Protéger les individus est une tâche centrale de l'Etat", a relevé Karin Keller-Sutter dans Forum. La ministre de Justice et de Police s'est dit "très touchée" par chaque cas de féminicide: "La violence domestique est contraire à la liberté des individus, à la liberté des femmes."
En 2020, plus de 46'000 infractions de violence ont été enregistrées en Suisse. Et plus de 20'000 ont été commises dans la sphère domestique. Une personne meurt toutes les deux semaines des suites d'une telle violence. Cette année, 25 féminicides sont déjà à déplorer, selon l'organisation stopfemizid.ch.
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"Je cherche toujours à comprendre ce qui s'est passé", explique Karin Keller-Sutter. Et de préciser qu'on constate souvent qu'il s'agit d'un couple en séparation et que le partenaire ou le mari n'a pas pu assumer cette situation et tue la femme. "Ce sont des circonstances qu'on ne peut pas accepter, car il y a d'autres moyens pour se quitter."
En outre, si la majorité des délinquants sont d'origine étrangère, il est "trop simple" de réduire le problème des violences domestiques aux étrangers, selon la conseillère fédérale. "Souvent, il y a d'autres facteurs qui entrent en compte", ajoute-t-elle.
Une stratégie commune
C'est sous l'impulsion de Karin Keller-Sutter que la Confédération et les cantons avaient adopté une stratégie commune inédite en avril de cette année pour prévenir et combattre ce fléau avec l'introduction d'un numéro de téléphone central ou d'un bouton d'alarme pour les victimes.
"Les cantons ont un peu peur d'avancer dans ce domaine, car ils ne veulent pas donner l'impression qu'il y a une sécurité absolue, explique la Saint-Galloise. Il faut expliquer à la population que cette sécurité absolue n'existe pas, mais il faut avoir le courage de tester de nouveaux systèmes. Deux à trois cantons sont déjà prêts à faire des essais pilotes."
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Les cantons contre une surveillance 24 heures sur 24
Une nouvelle mesure - applicable dès le début de l'année prochaine - permettra en effet d'assigner un bracelet électronique aux auteurs de violence domestique et de harcèlement obsessionnel. Par contre, le Conseil fédéral s'est opposé à une surveillance permanente afin d'agir immédiatement.
"Les cantons sont contre. Ils nous disent que ce n'est pas possible d'avoir une surveillance 24 heures sur 24. Et vous n'avez pas une sécurité absolue, car il faut compter un temps d'intervention des forces de l'ordre. (...) Je suis convaincue qu'il y a des technologies, qui sont encore en développement, qu'on pourra utiliser dans le futur."
Avant d'ajouter: "La violence est un fléau de civilisation qu'on ne peut pas éliminer du jour au lendemain. C'est un travail de longue haleine qui nécessite tous les efforts. Le cadre légal est en place, il faut maintenant l'appliquer."
Propos recueillis par Esther Coquoz/vajo
Comment lutter vraiment contre les féminicides?
"En Suisse, on parle très peu de ces violences comme des violences de genre, c’est-à-dire des violences qui arrivent aux femmes parce qu’elles sont femmes", explique dans Le Point J Faten Khazaei, sociologue à l’Université de Goldsmiths, à Londres, et dont la thèse de doctorat porte sur la prise en charge des victimes de violences conjugales par les institutions suisses.
Ainsi, dans le langage des politiques publiques, parfois même dans certains médias, on parle plutôt de violences domestiques et il arrive même encore de parler de drame passionnel. "Employer le terme féminicide (littéralement "être tuée parce qu’on est une femme") permet de mettre l’accent sur le fait que les femmes meurent dans des situations différentes que les hommes", explique-t-elle.
La recherche montre que les femmes sont davantage en danger dans la sphère privée, menacées par des hommes qu’elles connaissent, alors que pour les hommes, cela se passe dans la majorité des cas dans la sphère publique et par la main d’autres hommes.
Selon Faten Khazaei, on ne peut donc pas comparer les cas de féminicides à n’importe quel autre cas d’homicides, et utiliser les mêmes lois et les mêmes institutions de manière indifférenciée. "Cela ne permet pas de prendre en considération la question du rapport du pouvoir homme-femme dans la sphère privée, notamment", affirme-t-elle.
"Lutter efficacement contre les féminicides commence donc par le fait de reconnaître juridiquement ce terme", conclut la sociologue. C’est justement le cas de l’Espagne, qui est pionnière dans la lutte contre les violences de genre. Elle a introduit dès 2004 une loi spécifique pour lutter contre le féminicide et observe une baisse des meurtres de femmes.