Jean-Claude Juncker: Pour avancer avec l'UE, "la Suisse doit parcourir l'essentiel du chemin"
Pendant cinq ans, Jean-Claude Juncker a été le visage européen dans l'épineux dossier bilatéral entre la Suisse et l'UE. Au cours de son mandat, celui qui s'est toujours vu comme "un ami de la Suisse" a rencontré pas moins de trois présidentes et présidents de la Confédération pour tenter de trouver une solution.
Depuis, la Suisse a rompu les négociations en vue d'un accord-cadre le 26 mai dernier. Une décision qui n'étonne pas Jean-Claude Juncker, qui dresse un constat sévère de l'attitude suisse. "Ce n'était pas une surprise. J'ai souvent vu des présidents suisses, ce sont tous des amis et j'avais toujours l'impression d'être tout près de pouvoir conclure l'accord-cadre (...) mais la partie suisse n'a pas été à même de conclure. Je l'avais mise en garde avant de partir de la présidence de la Commission, de ne pas mettre un terme abrupt aux négociations, et ils l'ont fait. Ce n'est pas dans l'intérêt de la Suisse", explique-t-il.
"La Suisse a toujours essayé de diviser les Etats membres"
Pour Jean-Claude Juncker, la Suisse a "toujours essayé" de "diviser les Etats membres de l'Union européenne", afin de créer un "bloc" entre la Commission européenne et les Etats. Une stratégie qui n'a pas fonctionné, estime l'ancien président.
"J'avais dit à mes interlocuteurs suisses qu'il ne fallait pas qu'ils poursuivent sur cette voie, à mes yeux pernicieuse. Et maintenant je vois bien que les Etats membres, tout comme la Suisse, sont braqués", détaille-t-il.
D'après le Luxembourgeois, Berne aurait aussi commis l'erreur de jouer la montre, notamment en espérant avoir plus de cartes en main une fois le processus du Brexit effectué entre l'Union européenne et Londres. "J'avais toujours dit à mes amis suisses, attendez, le jour où je serai parti, vous aurez perdu un grand ami de la Suisse (...) L'UE jette maintenant un regard moins informé et moins amoureux que celui que je jetais toujours sur la Suisse."
"L'essentiel du chemin doit être parcouru par la Suisse"
Le dialogue s'est en effet envenimé entre Bruxelles et Berne. La Suisse a ainsi été exclue des programmes de recherche Horizons et ce bien qu'elle ait payé le milliard de cohésion. Pour l'ancien homme d'Etat, les deux ne sont pas liés et l'exclusion de la Suisse est dommage mais néanmoins inévitable au vu des circonstances.
"C'est une conséquence normale de l'état de nos relations. Moi, j'aurais voulu que la Suisse continue à faire partie de la communauté de recherches européenne mais l'UE a jugé qu'avec le comportement de la Suisse, elle n'avait pas de raison de poursuivre cette relation, bien qu'elle fut fructueuse par le passé (...) Pour le milliard de cohésion, il s'agit d'une dette du passé qui n'a jamais été remise en cause. Cela a été fait en dépit des circonstances et c'est bien, mais c'est du passé et lorsque nous discutons d'accord-cadre, c'est du futur qu'il s'agit", explique Jean-Claude Juncker.
Ce dernier reconnaît par ailleurs l'indépendance des Suisses et juge que ceux qui souhaitent encore faire entrer le pays dans l'UE ont tort. Pour l'avenir des relations UE-Suisse, il considère toutefois que les cartes sont dans les mains de Berne. "Je ne fais pas partie de cette cohorte qui donnerait des leçons à la Suisse mais je crois que l'essentiel du chemin doit être parcouru par la Suisse."
"Le respect de la règle de droit est une obligation"
Mais la relation avec la Suisse n'est pas le problème principal de l'Union européenne. L'un des dossiers qui occupe également fortement les 27 ces derniers temps est le respect de l'Etat de droit. Un pilier de la construction européenne ébranlé de plus en plus fréquemment par la Hongrie et désormais par la Pologne, qui rejettent la suprématie de la Cour européenne de justice.
Face à ces écarts, Jean-Claude Juncker plaide pour l'intransigeance. "Il serait parfois de mise que la Commission réagisse avec plus de fermeté en coupant par exemple les flux financiers qui existent entre le budget européen des pays respectifs (... je crois qu'il ne faut pas céder sur le plan des principes à ces menaces. La cohésion des autres doit être intégrale pour que ces excès ne trouvent pas des imitateurs dans les autres pays de l'UE", explique-t-il.
"L'Union européenne est une communauté de droit qui protège surtout les Etats membres de petite et de moyenne importance. Si demain, les grands Etats membres font à leur guise et font passer la force avant la règle de droit, les petits et moyens Etats membre sont perdus. Le respect de la règle de droit n'est pas une option, mais une obligation", ajoute-t-il.
En finir avec l'unanimité pour avoir une politique étrangère
Autre dossier brûlant pour Bruxelles, se doter d'une vaste doctrine de politique étrangère avec des ambitions affichées: création d'une force d'intervention armée et usage de sa puissance commerciale au profit de ses intérêts stratégiques.
Pour Jean-Claude Juncker, ces objectifs ne seront possibles à atteindre qu'à la condition d'en finir avec la règle de l'unanimité parmi les membres. "L'Europe ne peut pas rester prisonnière de ses principes d'unanimité. Il faudra qu'en politique étrangère, nous puissions décider à la majorité qualifiée, afin d'éviter qu'un Etat membre ne puisse bloquer l'ensemble de l'UE."
Sur les grands rivaux mondiaux, Jean-Claude Juncker défend une approche réaliste et prône la fin de la naïveté pour Bruxelles. "Nous avons des voisins difficiles. La Russie, la Turquie et plus loin la Chine (...) La Russie veut être traitée sur un pied d'égalité. Il ne faut pas pardonner à Poutine tous ses méfaits, notamment en Crimée, mais il n'y a pas de carte sécuritaire européenne sans la Russie. Il faudrait donc rétablir un dialogue entre adultes (...) Les Etats-Unis sont un allié plus facile mais nous ne devons jamais devenir ses vassaux ou ses esclaves. Nous devons être des partenaires égaux."
"La Chine est partout, l'UE nulle part"
Mais comme pour les Etats-Unis, le grand rival est désormais la Chine. Pour l'ancien leader luxembourgeois, cette nouvelle réalité doit pousser les Européens à une approche plus pragmatique.
"Avec la Chine, nous devons mettre un terme à la naïveté qui fut la nôtre, notamment celles des entreprises européennes, qui considéraient la Chine comme un marché démocratique organisé comme le nôtre (...) Les entreprises chinoises peuvent investir sur le marché intérieur européen sans frein alors que les entreprises européennes se voient confrontées à de nombreux blocages lorsqu'elles souhaitent investir sur l'énorme marché intérieur chinois (...) Il a donc fallu que nous mettions en place des moyens de défense."
Et d'ajouter, sur la prédominance de Pékin: "La Chine est présente à travers le monde entier, la Chine est partout et nous ne sommes nulle part (...) mes amis africains me disent toujours que les Chinois ne posent jamais de questions, ils investissent alors que nous avons des questions et qu'il faut un temps énorme avant d'avoir évacué ce qui relève des droits de l'homme", juge-t-il.
"Il faut donc plus de réalisme, le leitmotiv est d'organiser un partenariat sans faille entre les différents membres de l'Union européenne", conclut Jean-Claude Juncker.
Propos recueillis par Alain Franco
Adaptation web: Tristan Hertig et Frédéric Boillat
Quid de l'élargissement de l'UE?
L'Union européenne est aussi confrontée à l'épineuse question de son élargissement aux Balkans occidentaux et à la Turquie.
Pour Jean-Claude Juncker, il est encore trop tôt pour les Balkans, tandis que la Turquie s'est pour l'instant éloignée de l'identité européenne.
"Je considère que les pays des Balkans ne sont pas prêts pour adhérer. Ils ont trop de conflits internes, trop de conflits territoriaux qu'ils pourraient importer en cas d'entrée dans l'UE", estime le Luxembourgeois.
Quant à la Turquie, il estime que c'est "un grand voisin qui a une énorme importance dans le monde turcophone et il faut engager le dialogue avec les milieux proeuropéens qui sont nombreux dans le pays (...) mais la Turquie s'est éloignée de l'Europe et de son identité. Il faudra beaucoup de patience, ce n'est en tout cas pas l'Europe qui s'est éloignée de la Turquie."
Jean-Claude Juncker en bref
Jean-Claude Juncker, qui est aujourd'hui âgé de 67 ans, a une longue carrière politique derrière lui, chez lui, au Luxembourg, et aussi sur la scène européenne. Il a été président de la Commission européenne de 2014 à 2019, remplaçant à ce poste José Manuel Barroso et y précédant Ursula von der Leyen.
Il a auparavant été ministre des Finances du Luxembourg, puis Premier ministre de 1995 à 2013.
Jean-Claude Juncker a aussi été président de l'Eurogroupe de 2005 à 2013, pendant la crise de la zone euro.