En mai 2020, un comité intergouvernemental de l’OMC discute d’une nouvelle loi mexicaine, mise en consultation fin 2019. Cette norme exige qu'au Mexique, un étiquetage nutritionnel soit imprimé sur le devant des emballages décrivant clairement les risques pour la santé que présentent les produits à forte teneur en sucres, calories, sel et graisses saturées ou trans. La Suisse, comme les Etats-Unis et l’Europe, s’opposent vigoureusement à cette loi mexicaine.
Problème, des documents obtenus par Temps Présent au nom de la loi sur la Transparence (LTrans) révèlent que l’opposition suisse s’appuie largement sur les arguments de l’industrie alimentaire suisse, et en particulier le numéro un mondial Nestlé. Ainsi ce mail daté du 25 novembre 2019 envoyé par un membre du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) au Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO): "J’ai pu parler avec [nom anonymisé] qui m’a confirmé la gravité du problème et l’urgence d’une intervention, raisons pour lesquelles Nestlé s’est adressé directement au SECO pour demander l’appui de la Suisse officielle."
Crise de santé publique au Mexique
Pour comprendre la position du Mexique, les chiffres sont révélateurs. Entre 1980 et aujourd’hui, le pays compte 5 fois plus d’obèses dans sa population. Au total, 76% de ses habitants sont en surpoids ou obèses. C’est une grave crise de santé publique. Hugo Lopez Gatell, ministre mexicain adjoint à la Santé, explique dans Temps Présent que "dès les années 1980, il y a eu un processus caractéristique de transformation du régime économique et social vers le néolibéralisme et vers la déréglementation économique. La protection que l’Etat assurait contre les risques sanitaires a elle aussi été démantelée."
Pour lutter contre le fléau de l’obésité, le gouvernement a choisi d’imposer trois mesures essentielles: une taxe sur le sucre, la restriction de la publicité visant les enfants et tout récemment, en octobre 2019, il propose ce fameux étiquetage d’avertissement comme sur les paquets de cigarettes.
Norme qualifiée de "stricte"
La riposte de l’industrie alimentaire à ce projet de loi mis en consultation à l’automne 2019 s’organise dès décembre. Un mail de l’ambassade suisse à Mexico évoque une réunion entre les représentants de Nestlé, Ricola, Lindt & Sprüngli et les officiels helvétiques. La discussion tourne autour de la norme qualifiée de "stricte" et "manquant de preuves scientifiques". Par le passé, les autorités suisses avaient déjà fait pression auprès du Chili qui, en 2013, voulait une loi similaire.
D'abord chez Nestlé ce qu'on aime, c'est aider les gens à bien manger, donc de mieux manger. C’est l'équilibre entre le plaisir et la santé
Pour Nestlé, "ces restrictions seraient incompatibles avec le droit national mexicain et des accords internationaux", lit-on dans un mail du SECO du 27 novembre 2019. Plus loin, un fonctionnaire helvétique souligne tout de même: "Compte tenu de l’objectif de santé publique apparemment poursuivi par le Mexique et du type d’entrave concerné dans le projet d’amendement, il pourrait être difficile d’argumenter que la mesure est injustifiable et incompatible avec cette disposition."
Mémorandum de Nestlé au Conseil fédéral
Le DFAE communique au SECO, le 4 mars 2020, que la norme en question est suspendue temporairement par le pouvoir judiciaire. Changement de cap, en avril, la loi est finalement publiée. Son entrée en vigueur se fera dès octobre 2020. Dans Temps Présent, Marie-Chantal Messier, cheffe de la Food and Industry Affairs chez Nestlé, explique que "d’abord chez Nestlé ce qu’on aime, c’est aider les gens à bien manger, donc de mieux manger. C’est l’équilibre entre le plaisir et la santé". Nestlé est d’accord avec l’objectif de la loi. "Là où on n’était pas d’accord. C’était l’exécution de cette loi parce qu’elle n’aide pas le consommateur à faire de meilleurs choix."
La proposition est trop radicale et restrictive et manque de base scientifique. (…) Les messages d’avertissements (…) sont susceptibles de susciter des craintes inutiles chez les consommateurs
La multinationale rédige même un mémorandum à l’intention du gouvernement suisse. Également obtenu par la RTS, ce document détaille la position de Nestlé: "La proposition est trop radicale et restrictive et manque de base scientifique. (…) Les messages d’avertissements (…) sont susceptibles de susciter des craintes inutiles chez les consommateurs, puisqu’ils indiquent clairement que les aliments en question devraient être évités."
Le Covid comme argument
Lors de la réunion intergouvernementale de l’OMC de mai 2020, la Suisse reprend largement les arguments de Nestlé pour s’opposer à la loi mexicaine: "(…) les consommateurs peuvent en venir à penser que ces aliments sont à éviter complètement, alors qu'ils peuvent faire partie d'un régime alimentaire équilibré. On ne sait pas vraiment si les autorités mexicaines ont envisagé d'autres mesures moins restrictives pour le commerce. C'est pourquoi nous demandons à nouveau au Mexique d'envisager une approche volontaire qui mettrait à contribution le secteur des aliments et des boissons. Dans le cas de la Suisse, cette approche s'est avérée réalisable et a donné des résultats positifs."
La Suisse évoque aussi la pandémie de Covid pour appuyer son argumentaire: "Elle met les chaînes d'approvisionnement intégrées à rude épreuve et occasionne de grandes difficultés aux entreprises du monde entier. Les modifications apportées aux prescriptions nationales en matière d'étiquetage ne feront qu'ajouter à ces difficultés, au moment où les producteurs, les importateurs et les détaillants tentent d'approvisionner sans interruption le marché mexicain en denrées alimentaires et en boissons."
Le Mexique ne plie pas
La Suisse n’a pas été le seul Etat à défendre cette position libre-échangiste puisque tant les Etats-Unis que le Canada et l’Union européenne soutiennent les mêmes arguments. Une position étonnante face à un pays, le Mexique, qui veut protéger la santé de sa population touchée par l’une des pires épidémies d'obésité au monde.
Mais Mexico n’a pas plié, la loi est entrée en vigueur. Après un long combat, les manœuvres de l’industrie n’ont pas abouti. Nestlé s’est conformé aux nouvelles règles. La multinationale a déclaré à la RTS avoir aussi changé les recettes d’un certain nombre de ses produits au Mexique, pour éviter les étiquettes d’avertissement. Un gain pour les consommateurs mexicains.
D’autres fabricants ne montrent pas le même zèle. L'AFP relève mardi que Kellogg’s vient de se faire sanctionner: 380’000 emballages ont été immobilisés, car ils ne présentent pas d’étiquettes réglementaires mettant en garde "contre les excès de calories et de sucres ajoutés", comme l’a indiqué l’organisme de défense des consommateurs dans un communiqué du 14 janvier.
Dimitri Zufferey/FW