Combien gagnent ses collègues? Quels sont les salaires de la hiérarchie? Souvent sensibles, ces questions restent taboues dans la plupart des entreprises en Suisse.
L'entreprise Familie Wiesner Gastronomie fait figure d'exception. Forte d'un millier d'employés, cette société zurichoise active dans la restauration a récemment instauré une politique de transparence salariale totale. Une décision qui a fait beaucoup parler d'elle outre-Sarine.
Concrètement, tous les collaborateurs et collaboratrices peuvent demander, via un formulaire en ligne, le revenu de leurs collègues, cadres compris. "L'avantage principal, c'est que la jalousie disparaît", explique Daniel Wiesner, un des patrons, qui n'a pas hésité à dévoiler son salaire pour montrer l'exemple: 245'000 francs bruts par année.
Pas uniquement de la curiosité
"Ce qui est intéressant, c’est que nous n’avons pas beaucoup besoin de ce formulaire, car les employés parlent directement entre eux", observe Michael Schibli, des ressources humaines.
Il précise que les demandes concernant les salaires dépassent souvent la simple curiosité: "Les personnes veulent savoir ce qu’elles gagneront plus tard", dit-il. Et de donner un exemple: "Un collaborateur de cuisine veut savoir quel sera son revenu en tant que sous-chef ou chef. C’est plutôt en lien avec la carrière personnelle."
De leur côté, les employés rencontrés semblent soutenir cette mesure. "C’est une très bonne chose", répond l'un d’eux. Le fait que ses collègues puissent connaître son revenu ne le gêne pas: "Si quelqu’un me le demande directement, je lui réponds. Cela devient de plus en plus normal d’en parler."
"Intimité salariale"
Il existe quelques entreprises qui pratiquent cette transparence salariale, à l'image de la Banque Alternative Suisse (voir notre vidéo), mais c'est plus rare pour une société de la taille de Wiesner Gastronomie. "Je pense que ça reste une exception", confirme le chercheur indépendant Roman Graf: "Une telle mesure est courageuse. Dès le moment où les salaires sont transparents, il faut pouvoir les justifier. C'est une charge de communication supplémentaire pour l'entreprise."
L'expert identifie par ailleurs plusieurs freins à la transparence salariale, telle que la jalousie que celle-ci peut susciter: "Si vous n'arrivez pas à expliquer votre grille de salaires, cela peut créer de la méfiance." Il relève également une certaine pudeur: "Il y a une sorte d'intimité salariale. C'est un peu comme avec le secret bancaire."
Discret sur ses affaires
Bernard Erny est l'un des patrons de la vitrerie Loretti SA, dans le canton de Genève. Dans son entreprise d'une vingtaine d'employés, le montant de la fiche de paie est un secret bien gardé. "Nous sommes trois - mon associé, moi et la personne qui s'occupe des salaires - à connaître l'intégralité des salaires", dit-il.
Selon lui, cette discrétion à l'interne sur les salaires s'apparente au secret fiscal et s'explique par une dimension culturelle: "Je me sens très suisse en tant qu'entrepreneur, donc discret sur mes affaires. En même temps, je suis ouvert dans certains domaines, notamment la défense professionnelle."
"On ne parle pas forcément du salaire entre collègues", explique un des employés rencontrés: "ça reste un peu secret, car on peut avoir des petits problèmes si l'un est payé plus et un autre moins".
Changement générationnel
Si le salaire reste un sujet délicat en Suisse, la tendance pourrait aller vers plus de transparence. Des outils comme les calculateurs de salaire en ligne restent régulièrement consultés.
Les langues semblent se délier dans les couloirs des entreprises. Les nouvelles générations apparaissent plus ouvertes, selon le chercheur Roman Graf : "Elles ont moins de problèmes à discuter de ce sujet, car elles se définissent moins à travers le salaire".
Katia Bitsch et Guillaume Rey