Ce week-end, les stations de montagne vont vivre le traditionnel chassé-croisé des vacanciers de février. Mais si le ski figure parmi les sports préférés des habitants de notre pays – 36,9% des Suisses le pratiquent – il est devenu une activité de privilégiés. L'Office fédéral des sports (OFSPO) vient d’éditer des chiffres détaillés sur sa pratique. Plus d’un ménage sur deux au bénéfice d’un revenu mensuel de 9000 francs ou plus est adepte de la glisse (hors snowboardeurs et randonneurs à ski). La part des skieurs chute à un foyer sur cinq gagnant un maximum de 5000 francs.
Un constat qui ne surprend pas Grégory Quin, maître d'enseignement et de recherche à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne et spécialiste de l’histoire du ski: "Le ski a toujours été un sport élitiste. Il s’est d’ailleurs d’abord développé dans des stations aisées comme Saint-Moritz, Verbier ou Crans-Montana. Après la Deuxième Guerre mondiale, on observe une phase de démocratisation du ski. Jusqu’aux années 1970, la population moins dotée financièrement a davantage de possibilités d’aller skier".
Un tournant survient dans les années 1980. "En quelques années, le coût d’une journée à ski a augmenté bien plus vite que le coût de la vie. Aujourd'hui, certains forfaits journaliers avoisinent les cent francs, il est clair que ce n’est pas accessible à toutes les catégories de la population".
Dis-moi quel est ton revenu, je te dirai si tu skies
L’étude Sport Suisse 2020, menée auprès de 13’000 personnes, fournit des chiffres précis par sport. Elle montre qu'en ce qui concerne le ski, les inégalités se creusent selon le lieu d’habitation.
Dans les régions de plaine, où vit la majorité de la population, les différences sont flagrantes: plus de la moitié des hauts revenus skient, contre un sur six pour les salariés les moins bien lotis.
Dans les "communes touristiques", comme celles situées en altitude et attirant des vacanciers, l’écart diminue. La pratique varie tout de même du simple au double selon le revenu disponible. Plus de 72% des hauts revenus y sont des adeptes du ski. Sans surprise, ce type de communes ainsi que les communes de montagne drainent le plus grand pourcentage de skieurs, toutes catégories de revenu confondues.
Le coût, principale raison de l’arrêt du ski
"On peut affirmer sans aucun doute qu'il existait des différences de revenus considérables dans la pratique du ski à différentes époques" explique Hanspeter Stamm, responsable de l’Observatoire suisse du sport et auteur des quatre études Sport Suisse depuis l’an 2000. Le revenu ayant été mesuré différemment dans les différentes études, une comparaison sur vingt ans n’est pas possible.
Une enquête menée par les Remontées mécaniques suisses en février 2020 dans les pays germanophones indique que "le coût de la pratique constitue la principale raison de l’arrêt" du ski. La faîtière helvétique est contrainte de revoir son modèle de tarification pour minimiser le recul continu du nombre de journées-skieurs, même si ces deux dernières années se sont révélées être de bons crus.
Le coût élevé de la pratique du ski et de l’hébergement n’est qu'une des raisons de ce déclin. Le ski subit la concurrence des compagnies aériennes à bas prix depuis les années 1990 et la palette des possibilités de divertissements en hiver s’élargit chaque année.
Les enfants encouragés à skier
Pour skier en Suisse, il est donc préférable de posséder un porte-monnaie bien garni, même si les petites stations proposent souvent des tarifs plus abordables. Mais si on ne peut pas parler d’égalité des chances face à ce sport populaire en ce qui concerne les adultes, les enfants sont plus privilégiés. Presque tous les élèves peuvent bénéficier de camps de ski ou sports de neige subventionnés, dans l’idée de donner envie aux plus jeunes de revenir plus tard skier en famille.
Un choix logique, selon Grégory Quin, qui y voit une volonté politique de protéger le caractère national du ski et une décision cohérente par rapport à la structure du pays. "Cela permet aussi de contrecarrer la dimension culturelle: certains immigrés ont moins d’affinités avec la montagne. Avec les camps de ski, on leur ouvre une petite porte", rappelle l’expert. Le rapport Sport Suisse 2020 le souligne également: la population d’origine étrangère skie moins que les Suisses (25% versus 36,9%).
Pour les Remontées mécaniques suisses, il est primordial d’ "inciter les enfants à skier et maintenir la pratique au sein des familles. Les débutants arrêtent davantage le ski que la moyenne; il est par conséquent important de faire des débutants des skieurs avancés aussi vite que possible" écrivent-elles dans un rapport rédigé en collaboration avec la Haute école de Lucerne.
Cent mille francs pour faciliter les camps de ski
En Suisse, selon l'Office fédéral des sports, les camps de ski sont majoritaires parmi les différentes semaines d’activités organisées par les écoles. Pour quelle raison? "La tradition", répond Christoph Nützi, responsable des subventions Jeunesse et Sport de l’OFSPO. Aucune loi n’oblige en effet les écoles à organiser des camps de ski. Mais presque toutes se conforment à cette tradition qui date de l’après Seconde Guerre mondiale. Pour les encourager et les faciliter, la Confédération verse cent mille francs chaque année à la plate-forme en faveur des sports d’hiver Gosnow.ch. Créée en 2014, elle offre la possibilité aux écoles de trouver facilement un lieu pour organiser un camp de ski ou de neige. Après des années de baisse, le nombre de camps de ski est en hausse depuis 2017.
Assurer la relève
A tous les niveaux, le potentiel offert par les jeunes skieurs attire les convoitises. Suisse Tourisme propose cette année pour la première fois deux offres destinées aux moins de 25 ans. "Nous avons constaté que les vacances d’hiver perdent de leur importance chez les jeunes générations. Nous souhaitions amener à nouveau les adolescents et jeunes adultes sur les pistes ou en montagne" , confirme Véronique Kanel, porte-parole de Suisse Tourisme.
En Valais, les remontées mécaniques et les communes collaborent pour permettre aux enfants du primaire de chausser les lattes sans trop débourser. Plusieurs communes offrent l’abonnement de saison à leurs jeunes habitants ou organisent des journées d’apprentissage du ski dans le cadre scolaire.
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Ce sont les adultes à petits budgets qui semblent les laissés-pour-compte du tourisme alpin. "Il existe des offres attractives dans certaines plus petites stations, mais elles s’adressent surtout aux familles", explique Véronique Kanel. Il est possible de skier pour moins cher, "à condition de savoir où chercher et d’éviter les grands domaines skiables".
Le journal Le Temps a récemment comparé le prix des abonnements journaliers et saisonniers d’il y a 10 ans avec ceux pratiqués aujourd'hui. Si la tendance est à la baisse pour les abonnements annuels, grâce à des regroupements de stations, elle est légèrement à la hausse pour les tarifs journaliers. "Depuis l’avènement du Magic Pass, le ski n’est plus un sport réservé aux élites", soutient Christian Dubois, directeur de Télé Villars-Gryon-Diablerets. "Les abonnements de saison coûtaient il y a encore quelques années jusqu'à 1300 francs. Pour les familles de la classe moyenne, le coût du ski a donc diminué". Reste que le Magic Pass coûtait en 2021 399 francs par adulte et 269 francs pour les enfants, à débourser d’un coup. Pour Grégory Quin, cet abonnement "n’a qu'un effet marginal sur l’élitisation du ski en cours. Cela ne permettra pas un rattrapage en bonne et due forme. Si celui-ci est un objectif, il va falloir baisser les prix drastiquement".
Les baisses sur les abonnements longue durée ne concernent donc pas vraiment les revenus modestes. Outre des prix toujours inabordables, ils ne peuvent pas nécessairement s’offrir plus que quelques jours en station. Les forfaits journaliers ne leur sont pas plus destinés: ils augmentent.
En 30 ans, des tarifs qui prennent l’ascenseur
Au-delà de dix ans, on remarque des différences notables en matière de tarification. En 1983, le prix d’un abonnement de ski valable dans toute l’Engadine pendant 6 jours se montait à 175 francs la semaine. En tenant compte de l’évolution du coût de la vie, le même abonnement reviendrait de nos jours à 277 francs. En réalité, il faut débourser aujourd'hui 449 francs pour s’offrir ce sésame.
En 1989, le journal 24Heures s’était livré à une analyse comparative des prix. A Verbier, la semaine de ski (abonnement, hébergement et école de ski) revenait alors à 1800 francs, soit 2440 francs si l’on tient compte de l’inflation. Moitié moins qu'aujourd’hui. Selon la banque Cler, une semaine de ski dans cette station valaisanne en février 2022 pour une famille avec hébergement et école de ski, mais sans les repas, est estimée à 5168 francs.
Si l’on se penche sur le prix des abonnements de ski uniquement, la petite station des Paccots n’a presque pas augmenté le prix de son forfait 6 jours: 146 francs en 1989, inflation comprise. Aujourd'hui, il coûte 160 francs.
Qualité et confort pour les skieurs
Les grandes stations expliquent cette évolution des prix par leurs investissements. "En 30 ans, toutes les charges d’exploitation du domaine skiable ont augmenté", explique Téléverbier. "Nous souhaitons garantir qualité et confort à nos clients, et n’investissons plus seulement dans des bâtiments ou des remontées. Au contraire, nous cherchons à augmenter son confort en réduisant son temps de marche avec le matériel à porter, à le protéger de la pluie, nous mettons des escalators et des ascenseurs afin de lui faciliter la vie, et lui offrons des services supplémentaires". Le skieur a aussi des attentes, que les stations essaient de combler. "Vous vous souvenez de ces télésièges des années 1980, qui tapaient fort derrière les genoux? Aujourd'hui, on ne peut plus se permettre de proposer ce type d’installation et tous nos télésièges sont débrayables. On investit aussi dans la descente et plus seulement dans la montée, pour que nos pistes soient plus larges et plus agréables" complète Christian Dubois, de Télé Villars-Gryon-Diablerets.
En décembre 1983, le magazine L’Hebdo titrait ainsi un article consacré au prix d’un week-end à ski: "Dans les stations, en Suisse comme en France, le prix de la neige atteint des sommets". Force est de constater que quarante ans plus tard, le ski poursuit son envol vers les cimes.
Melissa Härtel
Le ski figure parmi les sports préférés des Suisses
Le ski fait partie de ces pratiques que l'Office fédéral des sports nomme le "combiné helvétique". Avec la randonnée pédestre, le cyclisme, la natation et le jogging, le ski peut être pratiqué tout au long de la vie et occupe la tête du classement des sports préférés en Suisse.
Chez les jeunes, la pratique du ski est plus fréquente que chez les adultes, rapporte l’étude Sport Suisse 2020: 12 jours par an en moyenne pour les 10-14 ans, 10 jours pour les 15-19 ans et seulement 8 jours par an pour le reste de la population âgée de 15 ans et plus. Un chiffre en hausse en ce qui concerne les jeunes et en baisse de 20% chez les adultes par rapport au même sondage effectué en 2014.
Pour l’auteur de l’étude Sport Suisse 2020 Hanspeter Stamm, "il est probable qu'il y ait un effet positif des efforts déployés ces dernières années pour populariser le ski auprès des enfants et des adolescents. En outre, les données indiquent que le ski a gagné en importance chez les enfants au détriment du snowboard (moins 4 %)".