Lorsqu'on cherche Paul Grüninger avec Google, sa photo s'affiche avec la mention "footballeur". Ce n’est pas une erreur puisqu'il a été champion de Suisse avec le SC Brühl Saint-Gall lors de la saison 1914 - 1915, alors qu'il avait 24 ans. Il exerce ensuite le métier d'instituteur puis entre à la police cantonale de Saint-Gall, canton dont il est originaire. En 1925 il en devient le commandant, avec le grade de capitaine.
>>Voir le documentaire "L'affaire Grüninger", de Richard Dindo (Suisse, 1997) - En ligne jusqu'au 25.04.22
Naissance d'un héros
En août 1938, alors que l’Allemagne nazie a déjà annexé l'Autriche, le Conseil fédéral décide de fermer les frontières suisses aux réfugiés juifs. Jusqu'à la fin de la guerre 30'000 d'entre eux seront refoulés. A l'époque, Paul Grüninger est déjà chef de la police cantonale de Saint-Gall et pour lui, il est hors de question d’abandonner ces gens à leur sort.
Je ne pouvais pas, je n’avais pas le droit de les renvoyer. Je referais exactement la même chose.
Durant des mois, Grüninger va laisser entrer les réfugiés juifs, allant jusqu'à suggérer la falsification de leur date d'arrivée pour qu'elle soit antérieure à août 1938. Il permet à des familles d’être regroupées en Suisse, à des enfants de retrouver leurs parents. Certains d’entre eux témoignent dans le documentaire. Ils racontent de brèves entrevues avec cet homme doux, aux petites lunettes posées sur le nez. Cet homme qui leur a sauvé la vie.
>>"Ce que je suis devenu, je le dois à ces cinq minutes passées avec lui."
Un avocat antisémite
Les ennuis de Grüninger commencent début 1939, lorsque la police fédérale découvre que des Juifs continuent d'entrer en Suisse par le canton de Saint-Gall. Mis en cause, Grüninger est d'abord suspendu, avant d’être licencié avec effet immédiat au printemps 1939. Quand les autorités se rendent compte que certains documents officiels ont été antidatés, une enquête pénale est ouverte.
Au moment de son procès, organisé à l'automne 1940, Grüninger n'a plus d’emploi. On l'a chassé du logement de fonction qu'il habitait et ses amis l'ont laissé tomber. Privé de revenu, il n'a pas de quoi engager un avocat. Le tribunal désigne alors un défenseur qui s'avère être membre du comité de la Fédération patriotique suisse, une organisation d'extrême-droite antisémite. En décembre, Paul Grüninger est condamné à une amende de 300 francs ainsi qu'au paiement des frais d’instruction, pour une somme de 1013 francs et 5 centimes. Il ne fait pas appel de cette décision.
Une réhabilitation posthume
Les autorités saint-galloises lui refusant dès lors tout poste dans la fonction publique, l'ancien chef de la police se débrouille comme il peut. Durant des décennies, en tant que commis voyageur, il sillonne les routes suisses pour vendre du bois, de la nourriture pour porc ou des tapis. Un des réfugiés qu'il a aidés le croise alors sur un quai de gare. Il le trouve "très changé, diminué psychiquement" mais n’ose pas lui parler, car il se sent responsable de sa condition.
Je me sentais coupable, j'ai toujours eu le sentiment qu'en nous aidant, nous les réfugiés, il a perdu son existence…
Dès la fin des années 1960, des citoyens de Saint-Gall réclament la réhabilitation de Paul Grüninger. En trente ans, six demandes
sont écartées par les autorités cantonales, qui ont par ailleurs toujours refusé de lui verser une rente. En 1971, la télévision suisse tourne un film sur Grüninger. Lorsque le gouvernement de Saint-Gall l'apprend, il menace d'engager des poursuites au cas où sa position serait critiquée dans le film.
Paul Grüninger est mort le 22 février 1972, il y a tout juste 50 ans. En 1995, 23 ans après son décès, le tribunal de district de Saint-Gall décide de rouvrir la procédure judiciaire et de répéter le procès dans la même salle de tribunal qu'à l’époque. Cette fois, Grüninger est acquitté et enfin réhabilité. Une place porte désormais son nom à Saint-Gall. Elle est située à cent mètres à peine du siège de la police cantonale.
Les Documentaires RTS, Franck Sarfati
Un bouquet de fleurs et mille francs
Dans un article paru en janvier 2016 sur son site web, la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI) fait son auto-critique. Il se dit en effet que c'est la FSCI elle-même qui aurait dénoncé Grüninger à l'époque. Elle aurait tenté de limiter ainsi le nombre de réfugiés juifs; car c'était aux Juifs de Suisse d'assumer, dans une large mesure, le coût financier du séjour des réfugiés. Chargé par la FSCI de faire la lumière sur cet épisode peu glorieux, l'historien Stefan Keller n'a pas pu prouver les rumeurs. Il ajoute néanmoins qu'une telle dénonciation n'est pas improbable.
Ce qu'il constate sans l'ombre d'un doute, c'est qu'après la Seconde Guerre mondiale, la FSCI n'a pratiquement pas soutenu Grüninger, que ce soit sur le plan financier ou social. Alors qu'il n'a jamais pu retrouver d'emploi fixe après son licenciement en 1939, la FSCI n'eut envers Grüninger que quelques gestes isolés, complètement insuffisants. Comme ce bouquet de fleurs et les mille francs offerts à l'occasion de ses 80 ans.
Depuis, la FSCI a publiquement regretté ses manquements. Elle a présenté ses excuses à sa fille, Ruth Roduner et lui a versé une rente dès 2014 et jusqu'à janvier 2022, date de son décès.