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Un Pilatus suisse impliqué dans un bombardement meurtrier en Afghanistan

Quand le matériel de guerre suisse tue: l'enquête de Temps Présent sur l'usage d'un Pilatus en Afghanistan
Quand le matériel de guerre suisse tue: l'enquête de Temps Présent sur l'usage d'un Pilatus en Afghanistan / L'actu en vidéo / 10 min. / le 23 février 2022
Les avions suisses sont présentés comme des avions civils et exportés comme tels. Pourtant, des appareils livrés aux Etats-Unis ont servi d’aiguilleurs pour des bombardements, comme le révèle une enquête de la RTS, en collaboration avec SRF, RSI, la NZZ am Sonntag et l’ONG Lighthouse Reports.

15 juillet 2021, Afghanistan. Des bombes s’abattent sur le district de Shuhada. Le résultat fait froid dans le dos, comme en témoigne des vidéos publiées sur les réseaux sociaux. Des corps déchiquetés y apparaissent au milieu des étals d’un marché. Parmi les victimes figuraient bon nombre de civils.

Un témoin rencontré par une équipe de Temps Présent six mois plus tard raconte: "un avion blanc a fait des tours pendant une heure. Puis un autre avion noir a débarqué. Les moudjahidines connaissaient ces avions et les dangers qu’ils représentent. Ils sont partis. Sur le marché, les gens partaient dans tous les sens, nous n’avions aucune idée de l’endroit qui serait visé." Abdul Saboor a perdu deux fils ce jour-là.

Vol de reconnaissance

Concernant l’avion noir, il n’a aucun doute: c’était un Pilatus, un appareil suisse. La Confédération interdit pourtant les ventes d’armements à des pays en conflit. Accompagné par l’ONG Lighthouse Reports, Temps Présent a néanmoins pu démontrer le rôle prépondérant joué par l’appareil, un PC-12, dans cette attaque.

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Pilatus essentiel pour la frappe

Un tweet du ministère afghan de la Défense vante le résultat de l’opération, évoquant la mort de "vingt terroristes talibans".

La vidéo intégrée à cette publication présente des similitudes confondantes avec une photo publiée par le journal américain Stars and Stripes.

Les informations intégrées dans les écrans – inscriptions sur fond noir, réticule de visée, positionnement des coordonnées GPD – confirment que les images proviennent d’un Pilatus en action sur un lieu de bombardement. [DR]
Les informations intégrées dans les écrans – inscriptions sur fond noir, réticule de visée, positionnement des coordonnées GPD – confirment que les images proviennent d’un Pilatus en action sur un lieu de bombardement. [DR]

Celle-ci a été prise à l’intérieur d’un Pilatus. Le titre de l’article est explicite: "Les petits avions espions font une grande différence sur le champ de bataille". Dans une autre revue militaire, une analyse du Major général américain deux étoiles Robert Walters, spécialiste du renseignement, détaille le rôle du PC-12: "il a joué un rôle essentiel dans la frappe aérienne. (…) Il avait les yeux rivés en permanence sur sa cible et confirmait l’absence de civils (…) Le pilote du PC-12 communiquait directement avec celui de l’A29 (l’appareil qui a largué les bombes, n.d.l.r.), garantissant une évaluation en temps réel de la situation dans la zone cible."

Témoins du carnage

L’importance stratégique de l’avion suisse dans cette attaque est établie, c’est lui qui fournissait les renseignements nécessaires. Dans le district de Shuhada, après 14 heures de route depuis Kaboul, la RTS a retrouvé l’endroit exact du bombardement. Tout comme Abdul Saboor, un combattant taliban rencontré non loin du poste de police confirme la présence du Pilatus. Mustaim Billah, 22 ans, se trouvait également dans le village lorsque les bombes ont été larguées. "Ma famille était aussi dans le village. Je me suis enfui au bout de la rue. J'ai vu des morts allongés sur le sol et la place." Au final, 12 civils auraient été tués, selon les villageois.

Sur les réseaux sociaux, une dizaine de vidéos montrent des attaques similaires. Le mode opératoire est toujours le même. Un ancien membre du ministère afghan de la Défense nous a confirmé, sous couvert d’anonymat, qu’un PC-12 participait à chaque frappe. "C’était obligatoire, il devait confirmer la cible." Selon cette source, les appareils suisses étaient même utilisés lors d’offensives au sol, pour informer les troupes des menaces sur le terrain.

Un avion civil

Comment du matériel suisse s’est-il retrouvé au cœur de la bataille, à l’encontre de l’esprit de la loi suisse? L’appareil fait partie d’un lot de 18 avions exportés de la Suisse vers les Etats-Unis puis en Afghanistan, pour être remis aux forces armées afghanes. En Suisse, cette vente n’avait suscité aucune réserve, quelle que soit sa destination finale. En effet, le PC-12 n’est pas considéré comme un équipement militaire, ou même comme un équipement "dual-use" (à double usage, civil et militaire). Elle a donc échappé à tout contrôle sur les exportations de matériel de guerre.

Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la Revue militaire suisse, assure que cette situation est absolument normale. "Le PC-12 n’est pas un avion de guerre, c’est un avion de transport. Vous pouvez y faire beaucoup de modifications, mais il n’est pas voué à une utilisation militaire", assure l’expert.

En 2012, le Conseil fédéral avait tenu la même ligne suite à une interpellation parlementaire d’Evi Alleman (PS/BE). Pourtant la réalité est plus floue et complexe. Les brochures de l’entreprise elle-même mentionnent la versatilité du modèle, soulignant "qu’en quelques minutes, il peut être transformé pour de nombreuses missions spéciales". Le matériel publicitaire mentionne également que "l’avion 'd’affaires' peut transporter certains équipements de surveillance et de communication les plus sophistiqués dans les airs".

C’est précisément ce qui s’est produit avec les modèles livrés aux Etats-Unis. Ils ont été modifiés avant de partir en Afghanistan. Une double-porte pressurisée, des antennes, des caméras et d’autres équipements de surveillance ont été ajoutés.

Modifications du Pilatus

Adi Feller, militant du Groupement pour une Suisse sans armée, n’est pas surpris mais un brin désabusé. "Cela confirme ce que nous avions anticipé: les PC-12 sont essentiels pour choisir les cibles et pour tirer. Sans les informations qu’il transmet, il n’y a pas de frappe." A ses yeux, l’utilisation des avions vendus par l’entreprise de Stans, dans le canton de Nidwald, était plus que prévisible. "En tant que citoyen suisse, je ne veux pas que mon Etat soit coresponsable d’un processus de meurtre et ne fasse rien pour l’empêcher, en sachant pertinemment que cela se produit".

La Suisse et Pilatus sont-ils vraiment complices de ces attaques? Temps Présent a cherché à savoir ce qu’en disaient les principaux protagonistes de cette vente. Tant le gouvernement que l’entreprise ont refusé de commenter cette affaire.

En mains des talibans

En août 2021, les talibans ont repris, armes à la main, le contrôle du pays. Que sont devenus les avions suisses? Font-ils désormais partie de l’arsenal des nouveaux maîtres de Kaboul? En pleine déroute, l’ancienne armée afghane et son allié américain se sont efforcés de déplacer ou détruire un maximum de matériel militaire. Grâce à des images satellites, Temps Présent a retrouvé la trace de 14 des 18 PC-12 dans des aéroports au Tadjikistan et en Ouzbékistan.

Ces images satellites confirment que trois appareils ont été évacués vers le Tadjikistan et onze vers l’Ouzbékistan. [DR]
Ces images satellites confirment que trois appareils ont été évacués vers le Tadjikistan et onze vers l’Ouzbékistan. [DR]

Quatre manquaient donc à l’appel. Une photo diffusée fin août laissait supposer qu’au moins un appareil était tombé en mains des talibans. On y voit un combattant devant une carlingue semblable à celle d’un avion suisse.

Ce soldat, qui passe devant un avion, porte l’équipement caractéristique du bataillon Badri 313, notamment le sac et le casque, surlignés en jaune et en violet. [DR]
Ce soldat, qui passe devant un avion, porte l’équipement caractéristique du bataillon Badri 313, notamment le sac et le casque, surlignés en jaune et en violet. [DR]

Vérification faite, le soldat est bel et bien un membre du bataillon d’élite taliban Badri 313. Une séquence vidéo montre ce bataillon prenant possession de son trésor de guerre. Elle lève les derniers doutes: l’immatriculation d’un Pilatus y est clairement visible. Temps Présent a pu se procurer des images récentes de l’intérieur du hangar.

Des images exclusives obtenues par Temps Présent montrent deux Pilatus dans un hangar aux mains des talibans. [DR]
Des images exclusives obtenues par Temps Présent montrent deux Pilatus dans un hangar aux mains des talibans. [DR]

Deux PC-12 y sont en fait stationnés. Leur extérieur semble parfaitement intact. Les avions "civils" ne sont peut-être pas au bout de leur carrière militaire.

Cécile Tran-Tien avec Tybalt Félix, Dimitri Zufferey

>> Lire aussi : Des fusils suisses au cœur d’une "sale guerre" au Yémen

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Une enquête transnationale

Cette enquête est le fruit d’une collaboration entre plusieurs médias. Des journalistes de la RTS, SRF, RSI et la NZZ am Sonntag ont travaillé ensemble pour suivre la trace du matériel suisse dans divers conflits.

Pour empoigner ce sujet, ils étaient accompagnés par Lighthouse Reports, une ONG basée aux Pays-Bas qui mène des enquêtes transnationales complexes. Celles-ci mêlent des méthodes journalistiques traditionnelles, comme les demandes de transparence, à des techniques émergentes comme l’OSINT (information basée sur des données ouvertes à tous) et la data.

>> Cécile Tran-Tien explique de quelle manière l'open source peut aider les journalistes dans leurs enquêtes sur des territoires en conflit :

Cécile Tran-Tien explique de quelles manières les open sources peuvent aider les journalistes dans leurs enquêtes sur des territoires en conflit
Cécile Tran-Tien explique de quelles manières les open sources peuvent aider les journalistes dans leurs enquêtes sur des territoires en conflit / 19h30 / 1 min. / le 23 février 2022

Baptiste Hurni: "Cela me déçoit mais cela ne me surprend pas"

Invité de La Matinale mercredi, Baptiste Hurni se dit attristé et déçu par ces révélations. Pourtant, le conseiller national socialiste n'est pas surpris: 

"Cela me choque mais cela me surprend assez peu, puisque la législation suisse, même renforcée, souffre en fait d'une double hypocrisie: d'une part, la définition des zones de guerre, d'autre part, de celle du matériel militaire."

Et au Neuchâtelois de développer: "L'Arabie saoudite, on nous le dit, n'était pas considérée comme une zone de guerre, alors qu'on savait l'endroit extrêmement instable (...) C'est la première hypocrisie. La deuxième, c'est ce que j'appelle le syndrome de la batte de baseball. Si vous vendez dix battes de baseball à un groupe criminel, est-ce que vous pouvez dire qu'ils vont jouer au baseball ? Et bien non, vraisemblablement ils les utiliseront à des fins criminelles".

>> L'interview intégrale de Baptiste Hurni dans La Matinale :

Baptiste Hurni revient sur l'enquête des armes suisses utilisées dans les pays en guerre (vidéo)
Baptiste Hurni revient sur l'enquête des armes suisses utilisées dans les pays en guerre (vidéo) / La Matinale / 7 min. / le 23 février 2022