Des armes suisses sont-elles utilisées dans les guerres? Accompagné par l’ONG Lighthouse Reports, une dizaine de journalistes ont passé au crible des centaines de vidéos et photos, disponibles notamment sur les réseaux sociaux. Ces images de guerre ont été décryptées et analysées dans leur moindre détail, grâce aux outils de renseignement "open source" – la recherche d’informations cachées dans des publications numériques accessibles à tous.
Alors que la loi prévoit des réserves pour éviter que des armes fabriquées en Suisse servent dans des guerres en cours, ce travail d’investigation a permis de montrer que ce matériel se retrouve au cœur de l’action dans certains conflits. Un constat corroboré sur le terrain par Temps Présent, qui s’est rendu sur plusieurs théâtres d’opérations.
Pilatus accompagne des bombardements
La première piste conduit en Afghanistan. Achetés par des Américains, des avions suisses Pilatus y ont servi d’engins de reconnaissance pour des bombardements par l’armée régulière. Ceux-ci devaient cibler les talibans. Selon les villageois interrogés sur place, on retrouve toutefois des civils parmi les victimes.
Un ancien membre du ministère afghan de la Défense a assuré à SRF, sous couvert d’anonymat, qu’un PC-12 participait à chaque frappe: "c’était obligatoire, il devait confirmer la cible." Pourtant, le Pilatus n’est pas considéré en Suisse comme un appareil militaire, ni même à double usage, civil et militaire.
Temps Présent a établi le rôle de cet avion de manière très détaillée dans une opération. Nous avons également retrouvé deux de ces appareils aux mains des talibans, qui ont repris le pouvoir.
>> Lire l’enquête complète : Un Pilatus suisse impliqué dans un bombardement meurtrier en Afghanistan
Des fusils d’assaut suisses au Yémen
Au Yémen, la population est prise en étau entre les rebelles houthis et une coalition menée par l’Arabie saoudite. Celle-ci soutient les forces loyalistes en frappant régulièrement le pays et en y menant des opérations terrestres. La guerre a déjà fait plusieurs dizaines de milliers de victimes. Le pays est exsangue et la famine menace, alors que les Saoudiens ont établi un blocus naval et aérien.
Les images d’une opération des forces navales saoudiennes sont sans équivoque: des soldats, armés de Sig Sauer 551, se déploient sur le territoire yéménite. Ces fusils d’assaut, fabriqués dans le canton de Schaffhouse, ont été livrés à l’Arabie saoudite avant 2009. En 2021, le Parlement suisse a néanmoins refusé de suspendre la vente de matériel de guerre au royaume.
>> Lire l’enquête complète : Des fusils suisses au cœur d’une "sale guerre" au Yémen
Dans les favelas
La dernière piste de notre enquête nous a emmenés au Brésil. La Suisse y a exporté 30 chars Piranha. Ces transporteurs de troupes blindés sont produits en Thurgovie par l’entreprise Mowag. Les autorités brésiliennes avaient motivé cette commande par une opération de maintien de la paix en Haïti.
Seuls quatre ont fait le voyage. Les autres ont été régulièrement déployés dans les favelas de Rio. Forces de l’ordre et narcotrafiquants s’y livrent une bataille sans merci.
Temps Présent s’est rendu sur place. L’armée nous a alors offert une démonstration de l’utilisation des Piranhas suisses. Certains chars avaient été dotés d’une tourelle armée.
Transformés, plus offensifs, les engins de Mowag ont notamment servi dans la favela de Maré. Dans ce quartier, la guerre de la drogue fait régulièrement rage. Vitor Santiago Borges en a fait les frais. La nuit du 12 février 2015, après avoir regardé un match de foot avec des amis, il s’est retrouvé au milieu d’une fusillade. L’armée était en pleine opération, Piranha à l’appui. Vitor a reçu plusieurs balles, qui le laissent paralysé et amputé d’une jambe. Il ne comprend pas ce qui justifie l’utilisation de matériel de guerre dans la favela. "Ici nous avons une guerre civile. Le citoyen brésilien n’a pas besoin d’engins militaires aussi puissants".
La transformation des chars, leur utilisation dans les favelas, les victimes civiles n’auront pas empêché Mowag de continuer la livraison de ses blindés. Le Secrétariat d’Etat à l’économie, qui a mené des inspections sur place, a considéré que rien ne s’y opposait.
Cécile Tran-Tien avec Tybalt Félix, Dimitri Zufferey
Une loi chahutée
En juin 2019, l’initiative "Contre les exportations d’armes dans les pays en guerre civile" (initiative de rectification) est déposée. Elle répond à l'annonce du Conseil fédéral d'autoriser les exportations d’armes, sous certaines conditions, également à des pays en guerre civile.
Deux ans plus tard, le gouvernement recommande son rejet en proposant comme prévu un contre-projet indirect visant à durcir les critères d'exportation de matériel de guerre. Au Parlement, les deux chambres rejettent finalement l’initiative au profit du contre-projet.
La commission de la politique de sécurité du National voulait permettre des exceptions pour des pays démocratiques disposant d'un régime de contrôle des exportations comparable à celui de la Suisse. Pour les partisans de l’initiative, "Le Parlement a repris et mis en œuvre toutes ses principales préoccupations. L'initiative sera donc retirée".
Le contexte législatif actuel reste donc comparable à celui qui prévalait dans les cas d’exportations d’armes sur lesquelles Temps Présent a enquêté.
Baptiste Hurni: "Cela me déçoit mais cela ne me surprend pas"
Invité de La Matinale mercredi, Baptiste Hurni se dit attristé et déçu par ces révélations. Pourtant, le conseiller national socialiste n'est pas surpris:
"Cela me choque mais cela me surprend assez peu, puisque la législation suisse, même renforcée, souffre en fait d'une double hypocrisie: d'une part, la définition des zones de guerre, d'autre part, de celle du matériel militaire."
Et au Neuchâtelois de développer: "L'Arabie saoudite, on nous le dit, n'était pas considérée comme une zone de guerre, alors qu'on savait l'endroit extrêmement instable (...) C'est la première hypocrisie. La deuxième, c'est ce que j'appelle le syndrome de la batte de baseball. Si vous vendez dix battes de baseball à un groupe criminel, est-ce que vous pouvez dire qu'ils vont jouer au baseball ? Et bien non, vraisemblablement ils les utiliseront à des fins criminelles".