"L'endroit est vraiment magique. J'ai adoré et je recommande." Le commentaire, laissé par Daniel C. sur Google Maps, donne envie. Il vante l'Escape Game d'Orbe (VD), baptisé "Protocole 1408", très bien noté sur la plateforme avec une moyenne de 4,8 étoiles sur 5. Pourtant, il s'agit probablement d'un avis acheté, posté par un compte bidon. Ces faux continuent d'envahir Google, d'après l'enquête de la cellule data de la RTS et de l'émission A Bon Entendeur (ABE).
Pour repérer les avis les plus suspects, nous avons récupéré tous les commentaires postés par des personnes ayant noté un établissement. Premier indice: des lieux étrangement éloignés de l'Escape Game reviennent très fréquemment.
Sur les 143 personnes qui ont donné leur avis sur le "Protocole 1408", 25 ont aussi apprécié le même restaurant libanais de Paris. C'est l'établissement qui partage le plus de clientèle avec l'Escape Game. Il est suivi par un magasin de réparation de téléphone à Marseille (18 avis) et un autre restaurant libanais (13 avis) du même groupe que le premier, aussi à Paris.
"Victime d'un ex-employé mal intentionné"
En fait, il s'agit d'un réseau de comptes, probablement faux, qui ont noté les mêmes établissements. Quinze d'entre eux ont commenté, toujours avec 5 étoiles, l'Escape Game, le restaurant libanais à Paris et la boutique de téléphones à Marseille. D'autres établissements, par exemple un fournisseur de matériaux de construction basé en Belgique, apparaissent aussi régulièrement. Au total, au moins 28 comptes liés par ces différents lieux ont noté le Protocole 1408, soit un cinquième de ses notes, selon notre enquête.
Contacté la semaine dernière, l'Escape Game d'Orbe n'a pas répondu à nos questions. Toutefois, mardi, quelques heures avant la publication de notre enquête, 18 commentaires ont été supprimés. Lundi après-midi, un message du gérant était apparu sous 22 autres avis, toujours en ligne, dont celui de Daniel C.: "Veuillez ne pas tenir compte de cet avis. Il s'agit d'un faux rédigé à notre insu. En effet, notre entreprise a été victime d'un ex-employé mal intentionné."
Des avis suspects à Genève, Renens et Fontainemelon
La problématique des faux avis sur les plateformes comme Google Maps est connue depuis plusieurs années, mais elle ne semble pas s'améliorer. En octobre dernier, une vaste enquête de SRF a souligné l'ampleur du phénomène, dévoilant de nombreux réseaux de faux comptes en Suisse alémanique et dans les pays germanophones. Les clients? Des restaurants, commerces, coiffeurs et même des cabinets médicaux.
En Suisse romande, l'Escape Game d'Orbe n'est pas un cas unique. Nous avons retrouvé un autre réseau de comptes vendant de faux avis depuis la France qui ne présente a priori pas de liens avec le réseau évoqué ci-dessus. Parmi les clients présumés en Suisse romande figurent plusieurs services de taxi et transport à Genève, un magasin de scooters également à Genève, une boutique de vêtements à Renens (VD) ou encore un spécialiste en électroménager basé à Fontainemelon (NE).
Ce dernier compte 24 avis sur Google Maps. Au moins 13 d'entre eux sont liés à ce réseau de comptes postant des faux avis. Là aussi, l'analyse dévoile des relations rocambolesques entre ces personnes.
Ces soi-disant clients d'Arts & Ménagers ont noté la même crêperie à Amiens (nord de la France), le même magasin d'électronique dans un village de l'ouest de la France, le même fitness à Bordeaux, le même gîte en Ardèche, le même institut de beauté en Belgique, le même service de taxi à Genève, le même site de vente de meubles, la même clinique à Paris ou encore le même salon de massage érotique, aussi à Paris. De plus, les avis sont souvent postés à la même période. Ces liens, aussi improbables que nombreux, laissent peu de place au doute.
"J’ai acheté quelques avis positifs pour compenser des commentaires très agressifs"
Interrogé par A Bon Entendeur, le directeur d'Arts & Ménagers, Umberto Faltracco, assure ne pas avoir acheté de faux commentaires mais parle de répliques d'avis récoltés auprès de ses clients: "En 2020, nous avons fait appel à un spécialiste du marketing digital basé en France afin d'améliorer le référencement de notre site web au niveau régional. Il nous a été demandé durant cette période de récolter auprès de nos clients physiques un questionnaire de satisfaction afin de pouvoir le retranscrire online (nous ignorons la technique de mise en place). Il ne s'agit en aucun cas d'achat de commentaires mais d'une réplique des avis récoltés auprès de nos clients durant cette période."
Autre bénéficiaire des avis laissés par ce réseau: CD Scooter Shop à Genève. Son patron, Jérôme Dessonnaz, concède avoir acheté une poignée d'avis positifs. Une démarche entreprise après qu'une cliente et des membres de sa famille ont laissé des commentaires très agressifs à propos de son magasin, explique-t-il. "J’ai essayé de faire retirer ces commentaires auprès de Google mais sans succès. J'ai même été à la police pour porter plainte. Et comme c'est impossible de faire disparaître ces commentaires négatifs, j’ai acheté quelques avis positifs pour les compenser."
Les autres clients romands présumés de ce réseau ont refusé de répondre à nos questions.
"Pourquoi se priver?"
Qui pilote ces comptes? Plusieurs éléments pointent vers un site internet qui, outre des avis Google, vend aussi des "likes" et vues sur TikTok ou Instagram. Pour convaincre ses clients, le site indique: "Acheter des avis Google peut être un sujet controversé, cependant dans certains cas c'est très légitime." Selon l’auteur, cela permet "d'améliorer le référencement", donner "un coup de boost à un nouveau business" ou encore "redresser la balance" après avoir reçu des "avis négatifs infondés". Et d'ajouter: "Vos concurrents le font sûrement déjà, alors pourquoi se priver?"
Comment cela fonctionne? L'acheteur choisit le nombre d'étoiles, rédige lui-même des commentaires sur son établissement et le vendeur les poste, pour 14 francs par avis. D'après le site, les comptes sont "100% français, avec photo, ancienneté, historique d'avis et certains Google Local Guide".
Plusieurs "guides locaux" figurent effectivement parmi les faux commentaires que nous avons repérés. Il s'agit d'une certification de Google, facile à obtenir, qui ne donne aucune garantie sur la véracité des avis. A priori crédibles, ces personnes présentent aussi des incohérences quand on les passe à la loupe.
Des parcours invraisemblables
John L., guide local, a noté 57 établissements, la plupart en France. Et semble vivre plusieurs vies. Il est tantôt jeune étudiant à Genève, puis quelques mois plus tard père de plusieurs enfants près de Paris, et achète "souvent" ses meubles dans une ville à l'ouest de la France.
Autre exemple: Manu B, lui aussi guide local avec ses 126 avis, qui fait parfois les choses à l'envers. Il remercie par exemple dans ses commentaires une "auto-école sérieuse" qui lui a permis d'être "au top le jour de l'examen". Pourtant, deux ans auparavant il vantait les mérites d'un avocat du droit routier qui lui avait permis de récupérer son permis de conduire. En moins de deux ans, il a aussi noté quatre dentistes, dans des villes différentes, leur accordant toujours des commentaires élogieux et écrit à propos du dernier en être "sorti littéralement réconcilié avec les dentistes".
Manu B., c'est en fait le nom utilisé sur les réseaux sociaux par le propriétaire du site qui vend ces avis. Avec sa société à Strasbourg, il a créé plusieurs plateformes similaires spécialisées dans le référencement sur internet, la vente d'avis et le streaming. Contacté, Manu B. n'a pas répondu à nos sollicitations.
Une pratique illégale
Malgré ces incohérences dans les profils, les faux avis restent très difficiles à distinguer pour les utilisateurs. Et peuvent donc tromper le consommateur.
Invité sur le plateau d'A Bon Entendeur, l'avocat Nicolas Capt, spécialiste en droit des nouvelles technologies, estime que les faux commentaires sont punissables par la loi fédérale sur la concurrence déloyale: "Le fait de bénéficier d'avis faussement positifs sur ses prestations qui émanent de faux clients tout comme les avis négatifs postés par des concurrents posent évidemment problème sous l'angle de ces dispositions de protection de la concurrence. Je n'ai pas connaissance d'affaires judiciaires en Suisse, en revanche il y a eu des affaires dans des pays européens comme l’Italie et la France. Des affaires dans lesquelles ont été punies tantôt les agences qui publiaient des faux commentaires tantôt des entreprises qui en utilisaient".
Est-ce que Google est responsable des avis postés sur sa plateforme? Selon Nicolas Capt, le géant américain "a essentiellement un rôle d'hébergeur". Et d'ajouter: "Ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas faire d'action judiciaire contre Google. On le peut mais c'est ce qu'on appelle des actions défensives, ce n'est pas pour demander une indemnisation mais pour demander la suppression, par exemple, de commentaires".
Google affirme chasser les avis frauduleux
La méthode utilisée dans cette enquête permet de repérer les grosses incohérences. Il ne s'agit que de la pointe de l'iceberg. Google, avec ses moyens et données à disposition, pourrait faire le ménage, au moins en partie. Plusieurs spécialistes reprochent au géant américain de ne pas en faire assez.
Interrogé, Google s'en défend: "Nous vérifions 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 que les avis ne sont pas frauduleux, conformément à nos directives. Pour ce faire, nous misons sur une combinaison de personnes et de technologie. Si nous constatons que des personnes sont induites en erreur, nous prenons immédiatement des mesures, allant de la suppression du contenu à la suppression du compte Google".
Au moment de publier cette enquête, la majorité des faux commentaires repérés étaient toujours en ligne.
Valentin Tombez, avec Linda Bourget