Le contraste est frappant à Genève. Sur la rive droite, le quartier des Pâquis. Les rues sont étroites, goudronnées de bout en bout et laissent peu de place à la végétation urbaine. L’absence de parcs ou de lieux de loisirs est telle que l’arrondissement est le deuxième le plus dense de Suisse, avec plus de 26'000 résidents au km2, juste devant un autre quartier genevois, les Augustins, selon l’Office fédéral de la statistique. Aux abords de l’école de Pâquis-Centre, même les rues piétonnes sont entièrement bétonnées et les arbres sont relégués à d’immenses pots.
Mais en changeant de rive et en prenant une autre école, à une distance égale du jet d’eau, le paysage est tout autre. L'école des Contamines, dans le quartier de Florissant, se cache dans un écrin de verdure. On y trouve un tilleul certifié "remarquable" pour sa dimension par le service municipal des espaces verts. Deux rues plus au nord, le parc de Malagnou. Une rue au sud, celui de Bertrand. Les immeubles sont espacés et entourés d’arbres majestueux, symboles centenaires du patrimoine des lieux.
Dans ces quartiers de Florissant ou de Champel, quelque 30% du territoire est sous les feuillages des arbres en été – on parle alors de "canopée". Le revenu médian brut s’y monte à respectivement 183'000 et 168'000 francs par année et par couple marié*. C’est presque deux fois plus qu’aux Pâquis (96'425 francs) ou à la Jonction (98'778 francs) dont seuls 5,1% et 9,2% du territoire se cachent sous les frondaisons.
En clair, les habitants des Pâquis gagnent la moitié de ceux de Florissant et ils bénéficient de six fois moins d’arbres. Une inégalité d’autant plus importante que le feuillage recensé aux Pâquis est principalement présent en face des grands hôtels, le long des quais.
Quelques quartiers, compris au sens du découpage de l’Office fédéral de la statistique, font exception. La Vieille Ville, par exemple, est l’endroit où les revenus sont les plus importants mais est historiquement peu arborée. De l’autre côté du spectre, le quartier des Acacias affiche le plus bas revenu médian mais un taux de couverture de 14,1%, grâce à la présence dans son découpage du bois de la Bâtie et du cimetière Saint-Georges.
Un lien semblable entre revenus et arbres se retrouve par ailleurs dans d'autres villes suisses, notamment à Bâle.
Des racines historiques et foncières
"C’est la valeur des terrains – la rente foncière – qui détermine largement la localisation des populations aisées ou défavorisées", explique Stéphane Joost, géographe spécialisé en épidémiologie spatiale à l’EPFL. Architecte, urbaniste et professeure à l’EPFL, Paola Viganò abonde: "Les personnes aisées ont le luxe du choix et elles privilégient les milieux les plus intéressants. La nature est comprise comme un autre capital." Urbaniste à l’Université de Genève, Alexandre Hedjazi parle même de cette "monétisation de l’environnement" comme d’un nouveau risque d’embourgeoisement des quartiers.
Une valorisation qui se fonde en partie sur des questions esthétiques et du prestige lié à un espace dédié uniquement au paysage et au loisir. "Il y a même une forme d’illusion avec la végétalisation", nuance Alexandre Hedjazi. "L’air dans un parc n’est pas cent fois meilleur que dans les rues alentour."
"Le pouvoir des 'riches' n’a pas été que foncier, il a aussi été politique", renchérit Stéphane Joost. Ainsi, les logements sociaux ont été placés dans des endroits 'de second ordre'", explique le chercheur, en périphérie notamment.
Architecte et paysagiste, Eric Amos lit même ces réalités foncières dans les essences utilisées: "A Genève, historiquement, la rive droite, connectée géographiquement au reste de la Suisse, a prioritairement accueilli les grandes infrastructures. La rive gauche s’installe quant à elle plutôt dans les anciens grands domaines où l’on voit davantage d’arbres patrimoniaux – cèdres du Liban, séquoias de Californie, tulipiers. Ceux-ci ont souvent été rapportés par les célèbres botanistes genevois lors de leurs voyages", explique le professeur à l’HEPIA.
"Dans les quartiers moins aisés, faute d’espaces privés suffisants, on retrouve souvent des platanes, marronniers, tilleuls, et autres arbres d’avenue", selon Eric Amos.
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Le lien entre végétalisation et niveau socioéconomique doit toutefois être considéré dans un contexte complexe et multifactoriel, tempèrent les experts. Ajouter des arbres dans des quartiers modestes, c’est un bon début, mais ça ne suffit pas, selon eux. Pour Alexandre Hedjazi, réduire les inégalités urbaines passe aussi par des subventions afin de gommer les différences de qualité d’habitat entre quartiers aisés et plus modestes. Stéphane Joost souligne lui l’importance de la connectivité au reste de la ville comme mesure complémentaire.
Les enjeux, un cercle vertueux
La présence d’arbres en ville est loin d’être anecdotique – surtout à mesure que le climat se réchauffe. Ils réduisent la pollution de l’air en capturant le CO2 et font baisser la température par leur ombre et leur transpiration. Mais ils atténuent aussi le bruit routier, contribuent à la stabilité des sols en cas d’intempéries, favorisent la biodiversité ou encore servent de trait d’union entre des ilôts végétaux.
Verdir les villes améliore en outre la santé de ses habitants, estime le docteur Idris Guessous, spécialiste de géomédecine et médecin-chef du service de premier recours aux HUG. D’une part, la présence d’arbres réduit les facteurs de risques pour la santé comme la circulation routière ou le bruit. Et d’autre part, il favorise des comportements sains que sont l’exercice physique ou les interactions sociales. "C’est un tout, ce n’est pas que l’arbre, mais tout l’environnement écologique et social qui l’accompagne", juge Idris Guessous. "Et des études randomisées ont montré qu’un environnement urbain plus sain et notamment plus vert réduisait les risques de diabète, d’hypertension artérielle ou encore d’obésité."
"Des études montrent qu’augmenter le nombre d’arbres fait diminuer la criminalité et améliore la santé mentale et la productivité", remarque Eric Amos. Selon le professeur à l’HEPIA, ils coûtent également bien moins cher que les infrastructures comme le revêtement bitumineux et les aménagements qui les entourent. "Si on savait combien ils rapportent, on verrait les choses bien différemment", soupire-t-il.
Dans les quartiers moins aisés, "c’est un peu la double peine", remarque le géographe Stéphane Joost – moins de moyens financiers pour prendre soin de sa santé et plus de facteurs de risques liés à l’environnement.
La crise sanitaire et la généralisation du télétravail qui en a découlé ont par ailleurs changé le rapport au chez-soi et à la nature environnante, estime Paola Viganò. "On se réapproprie l’espace extérieur, ses alentours, on redécouvre la relation avec le reste du monde. On sort de ces environnements contrôlés où tout était artificiel." Pour l’urbaniste, on a trop longtemps sous-estimé le besoin essentiel d’être en relation avec le monde extérieur, la géographie des lieux, la présence d’arbres et de nature – "des biens dont on profite même sans en être propriétaire", renchérit Eric Amos.
Au cœur des enjeux se trouve la conception de la ville, notent les experts interrogés. "Mieux vaut une centaine d’îlots végétaux qu’un immense parc" pour rafraîchir les températures, estime par exemple Paola Viganò. Un constat que partage le médecin-chef Idris Guessous: "Ce qui important, c’est d’avoir un lieu qui n’a trait ni au travail ni à la vie strictement privée. Une troisième dimension où on peut ralentir le temps, se ressourcer. L’impact sur la santé publique est potentiellement immense", selon le médecin, qui en appelle à cultiver son jardin.
Si les experts sont intarissables sur les vertus de la végétalisation des villes, une réalité demeure; où planter ces arbres? Les espaces urbains sont fortement occupés. Une hausse significative de la part de canopée d’arbres ne peut se faire qu’au détriment d’autres éléments urbains, notamment ceux dédiés à la voiture, assurent-ils tous. Une décision avant tout politique.
Sur le plan politique, les feux sont au vert
Partout en Suisse, les arbres gagnent du terrain. La Ville de Fribourg indique être en train d’analyser ses îlots de chaleur tandis que celles de Berne, Delémont et Neuchâtel sont en train revoir l’inventaire de leurs arbres. Les communes de Saint-Gall et Winterthur et Bâle-Ville ont indiqué à la RTS vouloir verdir leurs rues.
La Ville de Zurich va doubler le nombre de ses arbres pour atteindre 25% de canopée d’ici 2050. La municipalité lausannoise promet, elle, que 30% de son territoire sera sous les frondaisons d’ici 2040 et que 25'000 arbres essaimeront ces prochaines années. Localisation des îlots de chaleur et autre registre complet des arbres, le chef-lieu vaudois multiplie les initiatives. Il s’est en outre engagé à planter trois arbres pour chaque abattage.
Une règle qui prévaut désormais également à Genève. En 2019, pourtant, la Ville avait prévu de ne planter "que" cent spécimens supplémentaires chaque année. Or, "on en a planté 533 dans la saison 2020-2021 et on prévoit d’en planter 900 pour 2021-2022", détaille Caroline Paquet-Vannier, dendrologue de la Ville de Genève.
Pour le conseiller administratif en charge de l’Environnement, Alfonso Gomez, cette nouvelle impulsion politique reflète l’évolution des mentalités. "Il y a 5 ou 6 ans, personne n’aurait cru possible de supprimer des places de parc en ville de Genève. Or le peuple a voté en faveur de cette mesure fin 2020", se réjouit l’élu vert.
Le service des espaces verts genevois saisit toutes les opportunités pour verdir les rues; il végétalise les pieds des troncs et cessera de tailler près de 900 spécimens, augmentant l’ombre au sol de 250% par arbre.
Ces nouvelles pousses ne profiteront toutefois pas nécessairement aux quartiers les moins aisés. Les arbres ne seront pas plantés en fonction du niveau socioéconomique du quartier, mais simplement là où on trouvera de la place. "Notre critère, ce sont essentiellement les espaces libres. Partout où on peut techniquement le faire, on le fera", assure la dendrologue.
Affiché dans un premier temps à 30% pour 2030, l’objectif canopée de la Ville de Genève a été revu à la baisse, à 25%. "Notre objectif à moyen terme est toujours 30%", se défend Alfonso Gomez. "Mais d’ici 2030, ce sera dur d’y arriver. Ça demande une surface considérable."
Si les municipalités urbaines sont davantage concernées, le Canton de Genève a également pris des engagements: 30% de surface foliée d’ici 2070. Selon Antonio Hodgers, conseiller d’État en charge du Territoire, cela représente quelque 150'000 arbres supplémentaires. Le magistrat vert s’engage par ailleurs à ce que tous les quartiers du canton atteignent au minimum 10% de taux de canopée. Pas une mince affaire quand on sait que cela représente, par exemple, un doublement de la surface verte aux Pâquis.
Enfin, Antonio Hodgers a assuré que le gigantesque projet d’urbanisme "Praille-Acacias-Vernets", de même que tous les nouveaux projets d’urbanisme, correspondraient aux objectifs du Canton d’un territoire à 30% à l’ombre des arbres. Un changement de cap après l’émergence de plusieurs quartiers laissant peu de place à la pleine terre, nécessaire à la croissance de grands arbres.
Pour le conseiller d’État écologiste, il faut voir la canopée en compléments d’autres "outils pour rafraîchir la ville comme la végétalisation et l’avènement de l’eau en ville. Ce qui compte, c’est l’espace que prendra la nature en ville par rapport au béton".
Son homologue municipal Alfonso Gomez déplore pourtant le calendrier cantonal qui a vingt ans de retard sur la Ville. "C’est un peu lent. J’aimerais bien qu’on ait le temps. Mais lisons les rapports du GIEC: le réchauffement du climat est beaucoup plus rapide que ce qu’on pensait", s’inquiète le conseiller administratif.
Même si les administrations de tous bords se font les chantres de l’arborisation urbaine, la concrétisation de ces ambitions vertes reste parfois difficile. Et les experts interrogés se montrent critiques. "C’est compliqué. On fait un pas en avant et deux en arrière", juge Alexandre Hedjazi. "Parfois, on tombe sur des élus sensibles à certains aspects de la transition durable", estime Paola Viganò, "mais le chemin est dur". "Les gens au pouvoir cherchent à se faire réélire. Avec ce système, il n’y aucun espoir", tranche pour sa part Stéphane Joost. "On ne planifie toujours pas en pensant à la qualité de vie des gens. Ça au moins fait 10 ans qu’on parle de végétaliser les villes et c’est toujours la catastrophe."
Michael Maccabez
*Méthodologie: compter les arbres
Pour comparer le pouvoir économique d’un quartier à son arborisation, il faut avoir accès à ces deux sets de données. Or, toutes municipalités n’ont pas les ressources d’effectuer ces recensements. Les villes de Lausanne, Neuchâtel, Fribourg ou encore Bienne, par exemple, ne tiennent pas de statistiques sur le revenu au niveau des quartiers. Autre défi, le traitement des relevés de canopée par télémétrie laser demandent un traitement professionnel pour pouvoir distinguer un arbre d’un buisson ou d’un mur végétalisé, par exemple.
A Genève, ces deux sets de données ont été mis à disposition de la RTS par l’Office cantonal des statistiques (OCSTAT) et le conservatoire et jardin botaniques de la Ville de Genève, ce qui a permis une analyse fine du territoire. Sur les conseils de l’OCSTAT, le revenu médian brut par couple marié a été retenu comme indicateur le plus fidèle pour montrer le revenu des ménages. Précisons qu’au sens fiscal, il n’existe que deux catégories de contribuables ; les couples mariés ou les célibataires. Les premiers sont plus nombreux et plus représentatifs.
Là où une analyse par couverture canopée n’était pas disponible, c’est le nombre d’arbres, recensé par Swisstopo sur l’ensemble du territoire, qui a été retenu.
L’échelle géographique retenue est celle des quartiers, compris au sens du découpage du projet City Statistics de l’Office fédéral de la statistique. Le découpage statistique –parfois contre-intuitif– produit parfois des résultats surprenants. Les quartiers bernois de Bethlehem ou Bümpliz, par exemple, comptent parmi les revenus le plus faibles mais affichent un nombre d’arbres important lié… aux spécimens en bordure d’autoroute.