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Menacé de mort, Dick Marty vit sous haute protection depuis seize mois

Dick Marty menacé de mort
Dick Marty menacé de mort / Mise au point / 14 min. / le 10 avril 2022
Une enquête exclusive de Mise au Point révèle que, depuis décembre 2020, Dick Marty a été placé sous très haute protection policière. L’ex-procureur, conseiller d’Etat, conseiller aux Etats (PLR/Tessin) et rapporteur du Conseil de l’Europe, serait menacé de mort par des éléments radicaux des services de renseignement serbes. Le Ministère public n’a pas lancé de commission rogatoire et le DFAE n’aurait pas entrepris d’action diplomatique auprès de Belgrade.

Tout a commencé il y a seize mois, rapporte Mise au Point, qui a pu s’entretenir avec Dick Marty chez lui au Tessin. "Le 18 décembre 2020, j’ai reçu un appel de la police qui m’informait que j’étais menacé de mort et m’annonçait que j’allais être mis immédiatement sous haute protection policière", rapporte celui qui, en 2007, a dénoncé les enlèvements extrajudiciaires et la torture pratiquée par la CIA avec la complicité de pays européens au lendemain du 11 septembre. FedPol estime qu’il court un danger de degré 5, le maximum, et lui propose de changer d’identité et d’adresse. "Degré 5, c’est disparaître, mais pour moi c’était totalement exclu", témoigne Dick Marty. "Donc on est resté jusqu’à aujourd’hui à un degré très haut: le degré 4. Ça n’a jamais existé en Suisse que quelqu’un reste aussi longtemps à un tel degré de danger."

Mesures de protection exceptionnelles

Placé sous protection de degré 4, Dick Marty et son épouse accueillent chez eux des policiers "armés jusqu’aux dents", pendant quatre mois et demi. Se sachant sous surveillance, le Tessinois restreint ses contacts et ses communications au maximum. "Fin 2020, il m’a envoyé un message crypté me demandant de ne plus entrer en contact avec lui", confirme Franco Cavalli, ancien conseiller national socialiste qui est également son ami. "C’est choquant de penser qu’une telle chose puisse se passer en Suisse."

Aujourd’hui, les policiers en civils ne sont plus à demeure. Mais les mesures de protection sont toujours aussi importantes. La maison est truffée de caméras et équipée d’alarmes et d’une pièce sécurisée, une "safe room", où Dick Marty doit se réfugier en cas d’attaque. Des policiers en civil sont postés aux alentours.

Lors de ses rares déplacements, Dick Marty porte un gilet par-balles, sa voiture est blindée et escortée par des véhicules de policiers en civil.

Il y a d’anciens combattants qui se sont spécialisés dans des meurtres sur mandat, il ne faut donc pas énormément d'argent pour faire liquider quelqu'un.

Dick Marty

Selon Dick Marty, "la menace vient apparemment de certains milieux des services de renseignement serbes qui ont demandé à la pègre, à des tueurs professionnels, de me liquider tout simplement pour faire retomber la faute sur les Kosovars. Quant aux tueurs, ils feraient partie "de la pègre". "Il y a d’anciens combattants qui se sont spécialisés dans des meurtres sur mandat, sur commission, et donc il ne faut pas énormément d'argent pour faire liquider quelqu'un."

Selon l’enquête de Mise au Point, Fedpol a sonné l’alerte en décembre 2020 sur la base d’informations obtenues par les services de renseignement suisses. Une source confidentielle a informé ces derniers des éléments suivants, selon un document du Ministère public de la Confédération (MPC) que Mise au Point a pu se procurer: "Dick Marty doit être assassiné sur ordre des services secrets serbes. L'assassinat de Dick Marty aurait été confié à des hommes serbes qui exécutent depuis longtemps de telles missions pour les services secrets serbes et qui ont été formés par ces derniers. Il s'agirait de 'professionnels absolus' qui maîtriseraient l'assassinat 'sans laisser de traces'. Pour l'attentat prévu, un Serbe aurait introduit des armes en Suisse dans le courant du mois de décembre 2020. Afin de profiter de l'attention de la presse liée à l'inculpation de Hashim Thaci, le meurtre devrait être présenté comme étant imputable au gouvernement kosovar/albanais (ex-UCK) afin de le discréditer au niveau international."

Discréditer le Kosovo

Dans son pays, Hashim Thaci, 54 ans, est perçu comme un héros de la guerre d’indépendance contre la Serbie. Chef politique de l’Armée de libération du Kosovo (UCK), puis président du Kosovo, il a démissionné de son poste en novembre 2020 après avoir été inculpé de crimes de guerre et de crime contre l’humanité par un tribunal spécial (KSC) à La Haye. Il est actuellement incarcéré dans l’attente de son procès.

Dick Marty, rapporteur du Conseil de l'Europe, le 16 décembre 2010 lors d'une conférence de presse sur le trafic présumé d'organes au Kosovo. [Keystone - Philippe Wojazer]
Dick Marty, rapporteur du Conseil de l'Europe, le 16 décembre 2010 lors d'une conférence de presse sur le trafic présumé d'organes au Kosovo. [Keystone - Philippe Wojazer]

En 2010, pour le Conseil de l’Europe, Dick Marty a rédigé un rapport dénonçant des crimes présumés commis par l’UCK, dont un trafic d'organes, rapport sur la base duquel l'enquête contre Hashim Thaci a été ouverte.

Les nationalistes serbes n’ont jamais accepté l’indépendance du Kosovo, obtenue suite à l’intervention de l'Otan en 1999.

"Apparemment, un service étatique veut m’éliminer pour discréditer son adversaire, c’est absolument inacceptable", déclare Dick Marty à Mise au Point. "Nos autorités judiciaires devraient réagir durement et rapidement."

Réactions des autorités

Depuis 2020, le MPC et Fedpol ont tout mis en œuvre pour protéger physiquement Dick Marty. "Je suis très reconnaissant à toutes ces personnes, hommes et femmes, qui assurent ma protection, mais c'est clair que ça ne peut pas continuer indéfiniment de cette façon", souligne-t-il.

Comme il s’agit d’un crime politique, le MPC a dû demander l’autorisation du Conseil fédéral pour ouvrir une enquête pénale, enquête qui a été ouverte en août 2021.

Il ne s’agit pas uniquement de ma personne. Tous ceux qui s'engagent dans la recherche de la vérité méritent non seulement la protection mais aussi la justice.

Dick Marty

Mais le MPC n’a pas encore lancé de commission rogatoire et le Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE) n’aurait pas agi par la voie diplomatique pour réduire la menace. Début février, Dick Marty a écrit à FedPol avec copie au MPC: "Je leur dis qu’on ne peut pas continuer à se limiter à la seule protection de la cible, sans avoir une stratégie de neutralisation de la menace. Il ne s’agit pas uniquement de ma personne. Tous ceux qui s'engagent dans la recherche de la vérité méritent non seulement la protection mais aussi la justice. Ils méritent que ceux qui essayent d'attenter à leur vie soient poursuivis. On ne peut pas tolérer ça et moi il me semble qu'on est en train de le faire."

Suite à son courrier, les autorités judiciaires auraient décidé "d’envoyer fin avril des policiers à Belgrade pour s’entretenir avec leurs collègues serbes", une mesure que l’ancien procureur tessinois juge insuffisante.

"Cela signifie que le Procureur de le Confédération ne se rendra pas en Serbie et qu’il ne déposera pas une demande d’assistance judiciaire et que Berne renonce à une action diplomatique. Tout cela malgré l'existence d'indices concrets d’un projet d'assassinat d'un ancien rapporteur du Conseil de l'Europe et sénateur suisse par les services de renseignement d'un pays étranger et des tueurs professionnels!", s'insurge-t-il.

Une personne comme Dick Marty ne peut pas être laissée en plan. On est dans un système suisse d'Etat de droit, où l'État protège ses citoyens contre des menaces injustifiées.

Dominique de Buman

Dominique de Buman, ancien conseiller national et ex-vice-président du PDC, estime qu’il y a un risque que la situation s’enlise. "Une personne comme Dick Marty ne peut pas être laissée en plan. On est dans un système suisse d'Etat de droit, où l'État protège ses citoyens contre des menaces injustifiées. Je pense et j'espère que la Confédération n'oubliera pas un de ses serviteurs quand même les plus éminents."

Crainte d’une crise internationale ?

La Suisse craint-t-elle d’envenimer ses relations avec la Serbie alors que Berne est candidate à un siège au Conseil de sécurité de l'ONU? Le DFAE craint-il de provoquer une crise entre Pristina et Belgrade? Mise au Point a demandé au DFAE si des considérations politiques expliquaient l’absence d’action diplomatique. Sans répondre clairement à cette question, Pierre-Alain Eltschinger, le porte-parole du DFAE, a répondu: "Le DFAE est en contact avec les autorités partenaires, en premier lieu le Ministère public de la Confédération et Fedpol. En ce qui concerne les procédures pénales en cours, vous devez vous adresser au MPC, et en ce qui concerne les mesures de sécurité, à Fedpol."

Mise au Point a demandé au MPC pourquoi une commission rogatoire n’avait pas encore été lancée. La réponse du MPC est la suivante: "Outre les aspects pénaux, le cas implique notamment la garantie de la sécurité des personnes et présente également des composantes politiques en raison du contexte transnational présumé. C'est pourquoi divers services fédéraux et cantonaux sont impliqués dans le cadre de leurs compétences respectives. Dans ce contexte, le Ministère public de la Confédération, Fedpol et les autres autorités partenaires ont mis en place un vaste dispositif de mesures."

>> Les explications d'Anne-Frédérique Widmann dans Mise au Point :

Anne-Frédérique Widmann, journaliste sur l’enquête concernant Dick Marty
Anne-Frédérique Widmann, journaliste sur l’enquête concernant Dick Marty / Mise au point / 2 min. / le 10 avril 2022

Anne-Frédérique Widmann, Mise au Point

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Réaction de l'ambassade serbe

"En ces temps difficiles, de telles allégations causent des dommages inexorables à la réputation de la République de Serbie, du Service de sécurité serve (BIA) et de ses proches, qui exercent leurs fonctions avec engagement, professionnalisme et exclusivement en conformité avec la loi", a réagi par écrit dans le 19h30 lundi l'ambassadeur de la République de Serbie en Suisse, Goran Bradic.

>> Voir le sujet du 19h30 :

Dick Marty vit sous haute protection policière, menacé de mort par des éléments radicaux des services de renseignement serbes
Dick Marty vit sous haute protection policière, menacé de mort par des éléments radicaux des services de renseignement serbes / 19h30 / 2 min. / le 11 avril 2022