La Suisse pourra-t-elle être touchée par un éventuel arrêt des livraisons de gaz russe?
Le géant russe de l'énergie Gazprom a interrompu mercredi ses livraisons de gaz à la Pologne et à la Bulgarie, en réaction au refus de ces pays de payer leur approvisionnement en roubles. Cette décision a fait réagir l'Union européenne toute entière. Elle a rapidement mis en place une réunion de ses experts en énergie, pour faire le point sur les implications juridiques, politiques et logistiques pour la Pologne et la Bulgarie.
Au sortir de cette réunion, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a dénoncé "une nouvelle provocation du Kremlin" et annoncé une "réponse immédiate, unie, et coordonnée". Dans la soirée de mercredi, la ministre française en charge de la Transition écologique Barbara Pompili a annoncé quant à elle une "session extraordinaire" des ministres européens en charge de l'énergie lundi 2 mai, afin d'envisager la suite, qui pourrait se matérialiser par un embargo sur le pétrole russe. Embargo qui se heurtait jusqu'à présent aux réticences de trois pays: l'Allemagne, l'Autriche et la Hongrie. Berlin a levé son veto mardi soir.
Approvisionnement suisse en question?
Dans ce contexte, les spéculations commencent sur les prochaines conséquences du conflit sur les pays du continent, et le cours de référence européen du gaz a encore augmenté ces deux derniers jours. En ce qui concerne la Suisse, si elle n'achète pas de gaz directement à la Russie, elle en achète à des pays de l'UE, qui l'achètent eux-mêmes à la Russie.
Ainsi, pour le directeur du cabinet lausannois de conseils en énergie E-CUBE Nicolas Charton, si la Russie venait à couper ses livraisons, il est probable qu'il y ait une coordination complète entre les pays d'Europe impliquant in fine une réduction de l'approvisionnement de la Suisse.
Néanmoins, selon lui, les ménages ne devraient pas être les premiers concernés. "Les plans évoqués concernent d'abord les industriels, en priorité ceux qui peuvent utiliser du mazout en remplacement. Il est probable que pour les particuliers, cela s'exprime plutôt par des incitations et de la communication", estime-t-il. Selon le spécialiste, les industries chimique et sidérurgique seront les principales concernées.
Stocks basés à l'étranger
Nicolas Charton souligne également que la Suisse ne possède aucune capacité de réserves de gaz sur son territoire. "Les seules réserves en Suisse sont dans les tuyaux, ce n'est quasiment rien." La Confédération possède néanmoins des réserves à l'étranger, notamment en France. Celles-ci ont été utilisées durant l'hiver et sont actuellement remplies à environ 30%, estime-t-il.
"Elles vont être remplies durant l'été, jusqu'à atteindre un remplissage de 90% vers la fin de l'année, y compris en cas de suspension des livraisons russes", explique-t-il. Mais ces réserves ne sont de toute façon pas suffisantes: elles couvrent environ un tiers de l'énergie qui est consommée à l'année. "Donc sans gaz russe, il y aura forcément réduction dans la consommation l'hiver prochain."
Et si la France se trouvait elle-même en manque de gaz, elle pourrait être tentée de restreindre ses livraisons à la Suisse, souligne-t-il. La Confédération a signé un accord de coordination avec ses voisins, mais ces contrats pourraient être menacés s'il y a une pénurie. "Dans le meilleur des scénarios, il est probable que, si la France a moins de gaz, il y ait proportionnellement exactement moins de gaz qui soit livré en Suisse."
Mais dans le pire des cas, elle pourrait réduire d'autant plus les livraisons pour la Suisse. "Il est toujours très difficile d'expliquer à sa population qu'on est en train de la couper de son énergie pour pouvoir servir des voisins", note encore Nicolas Charton.
Propos recueillis par Mehmet Gultas/jop
Le gaz naturel également au coeur de tensions entre l'Espagne et le Maghreb
Le contexte énergétique lié à la guerre en Ukraine permet à certains acteurs d'actionner de nouveaux leviers de négociations. Ainsi, le ministère algérien de l'Energie a menacé mercredi de rompre le contrat de fourniture de gaz à l'Espagne si cette dernière venait à l'acheminer "vers une destination tierce".
En 2021, le géant algérien des hydrocarbures Sonatrach a fourni plus de 40% du gaz naturel importé par Madrid, dont l'essentiel lui parvient à travers le gazoduc sous-marin Medgaz. Une autre partie du gaz algérien arrivait jusqu'en octobre en Espagne à travers le Gazoduc Maghreb Europe (GME) passant par le Maroc. Mais Alger l'a fermé après la rupture en août de ses relations diplomatiques avec Rabat, privant ainsi le Maroc du gaz algérien qui transitait par son territoire.
Le gouvernement espagnol avait annoncé en février qu'il allait aider Rabat à "garantir sa sécurité énergétique" en lui permettant d'acheminer du gaz à travers le GME.
Tout acheminement de "quantités de gaz naturel algérien livrées à l'Espagne, dont la destination n'est autre que celle prévue dans les contrats, sera considéré comme un manquement aux engagements contractuels, et par conséquent pourrait aboutir à la rupture du contrat liant la Sonatrach à ses clients espagnols", a averti le ministère algérien.
Cette mise en garde survient dans un contexte de tensions entre Alger et Madrid sur la question du Sahara occidental. Ancienne colonie espagnole, cette vaste zone désertique considérée comme un "territoire non autonome" par l'ONU oppose depuis des décennies le Maroc -qui en contrôle 80%- aux indépendantistes sahraouis du Front Polisario.