Un an plus tard, quel avenir pour la recherche suisse après l'abandon de l'accord-cadre?
Fuite des cerveaux, problèmes de recrutement et, plus globalement, une perte d'attractivité considérable. C'est une petite apocalypse que le monde académique suisse prédisait il y a un peu moins d'un an, en mai 2021, au moment où les discussions sur l'accord-cadre avec l'Union européenne se terminaient.
Plusieurs mois plus tard, un débat sous haute tension a été organisé à l'Université de Genève, dans le cadre d'une soirée Alumni. Grégoire Ribordy est l'un des intervenants. Ce physicien genevois spécialiste en cybersécurité dirige ID Quantique, l'une des entreprises les plus touchées par l'exclusion des programmes européens.
"Je crois que le point important, c'est de prendre en compte le fait que si on fait le choix politique de s'isoler de nos voisins et de l'Union, il y a un coût qui est associé. Un coût que des sociétés comme ID Quantique vont payer. Il faut mettre ça dans la balance. On n'entend pas souvent parler de cela dans la presse et par les politiciens", alerte-t-il, interrogé dimanche dans l'émission Mise au point.
Lors de ce débat, plus de 200 personnes sont réunies pour écouter une série de témoignages. Responsables d'universités, politiciens ou chefs d'entreprise, tous sont extrêmement inquiets.
Des conséquences concrètes
Pour les acteurs du secteur, les conséquences ne pourraient être plus concrètes. A Genève, l'entreprise de Grégoire Ribordy est frappée de plein fouet. Les appareils d'ID Quantique sont essentiels pour sécuriser les données des gouvernements, des banques ou encore de certaines entreprises.
"Les programmes européens ne financent pas seulement de la science pure, mais aussi des applications technologiques, comme ici, où des physiciens et des ingénieurs travaillent ensemble", explique-t-il.
Pionnière dans ce domaine depuis 20 ans, la société genevoise a largement profité des soutiens de l'Europe, qui se sont avérés indispensables pour des projets aussi stratégiques. La fin de l'accord-cadre a pourtant mis ID Quantique hors-jeu, d'après le patron de la société.
"Actuellement, il y a un gros projet qui consiste à construire un réseau qui va couvrir l'Europe. On parle d'un très gros projet, 200 millions d'euros sur la table pour les 2 à 3 prochaines années. En théorie, on devrait être associés, car nous sommes à la pointe (...) c'est donc frustrant", détaille-t-il.
Pour contourner la situation, l'entrepreneur a donc trouvé une solution: s'expatrier dans l'Union européenne. "On a annoncé qu'on allait créer à Vienne un centre de recherches de compétences dans notre domaine. On va donc créer des postes qu'on aurait créés à Genève", continue Grégoire Ribordy. Au total, c'est une centaine d'emplois qui devraient voir le jour en Autriche plutôt qu'en Suisse.
Guy Parmelin: "Nous préparons des mesures complémentaires"
Mais que peut faire la Suisse pour lutter et contenir cette hémorragie? Mise au point a posé la question à Guy Parmelin, le conseiller fédéral en charge de la recherche. Ce dernier évoque un rapprochement avec la Grande-Bretagne, elle aussi exclue des programmes européens depuis le Brexit.
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"Je comprends l'inquiétude (...) Nous préparons des mesures complémentaires avec le Conseil fédéral au cas où le blocage devait perdurer. Mais notre but est une pleine association à Horizon Europe. La Suisse comme la Grande-Bretagne a quelque chose à apporter à l’Europe de la science. En temps de pandémie ou de crise, il est important d'avoir une unité", explique-t-il.
Berne jouera aussi en partie les pompiers en compensant avec de l'argent suisse les soutiens européens. Mais est-ce suffisant?
La fin des bourses européennes prestigieuses
Sur le campus de l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich, Mise au Point a rencontré Manuela Hospenthal, 35 ans, une professeur en biologie moléculaire. L'année dernière, la chercheuse a postulé et remporté une ERC Starting Grant, une des plus prestigieuses bourses d'Europe, tout comme une vingtaine d'autres chercheurs suisses en 2021.
Mais avec la fin de l'accord-cadre, la Commission européenne l'a mise devant un sacré dilemme: accepter le prix et poursuivre ses recherches en Europe ou le refuser, et rester en Suisse.
"C’était vraiment un sentiment étrange. Parce qu’en décembre, j’étais tellement contente de recevoir la lettre qui m’annonçait que j’avais reçu la bourse. Et puis en janvier, j’ai dû répondre que je refusais la bourse. Ce qui fait un grand mélange d’émotions. Heureusement, ça n’a pas vraiment d’importance pour moi d’où vient l’argent. La Suisse prend à son compte le financement. Ce qui veut dire que ma recherche n’est pas directement impactée", juge Manuela Hospenthal.
L'argent peut donc ici être compensé. Mais pour Michael Hengartner, président du Conseil des Ecoles polytechniques fédérales, le prestige du monde académique suisse pourrait en pâtir, avec à la clef, le risque de voir les écoles polytechniques ne plus faire partie des meilleures universités du monde.
Pas de chute immédiate, mais une lente érosion?
A l'issue du débat à l'Université de Genève, Grégoire Ribordy dit ne pas voir de solutions: "Cela ne donne pas beaucoup d'espoir, on ne sent pas d'urgence. Cela me conforte dans le fait d'établir une présence dans l'Union européenne."
A contrario, le conseiller national UDC genevois Yves Nidegger, lui aussi présent, se veut plus confiant et espère trouver un compromis qui n'ira pas à l'encontre de la volonté populaire. "C'est une réalité, le peuple suisse ne veut pas de l'accord tel qu'il était sur la table. Et il n'y a pas à se morfondre et s'accuser mutuellement. Il y a à inventer une autre relation avec nos voisins, qui sont des voisins dont on ne peut pas faire abstraction", juge-t-il.
Au moment de rentrer chez eux, les autres participants au débat s'en vont avec, en eux, une conviction souvent partagée: le monde de la recherche suisse n'est pas condamné à une chute brutale, mais sans doute à une lente érosion.
Nathalie Randin/ther
De 1200 à 0 coordination?
Au 5 janvier 2021, plus de 1200 projets étaient coordonnés par des chercheurs suisses. Selon toute vraisemblance, il devrait donc y en avoir 0 à l'avenir.
La dernière fois que le pays avait connu une telle chute remonte à 2014 et à l'acception par le peuple du texte contre l'immigration de masse. Le nombre de coordinations avait alors fondu, passant de 900 à 15.