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Bill Browder: "La Suisse est le maillon faible lorsqu'il s'agit de sévir contre la Russie"

Bill Browder, l’ennemi n°1 du président russe Vladimir Poutine. [AP Photo/Keystone - Francisco Seco]
Bill Browder a le ministère public de la Confédération dans le collimateur suite à l'affaire Magnitsky / Tout un monde / 10 min. / le 11 mai 2022
L'homme d'affaires anglo-américain Bill Browder a témoigné la semaine dernière devant la commission du Congrès américain appelée "Helsinki". Il a accusé la justice suisse d'avoir une approche molle sur la criminalité financière russe. "On a eu tellement d'exemples de très grosses affaires de corruption en Russie qui ont buté contre le bureau du procureur suisse", déclare-t-il dans l'émission de la RTS Tout un monde.

Tout un monde: Comment jugez-vous la relation entre la Suisse et la Russie?

Bill Browder: Je pense vraiment que cette relation est problématique. J'ai beaucoup traité avec ceux qui sont chargés d'appliquer les lois en Suisse, et j'ai constaté, au fil des ans, que le bureau du procureur suisse a été compromis par les Russes dans un certain nombre de gros dossiers. Et beaucoup de ces personnes compromises continuent d'avoir des rôles importants au sein du bureau du procureur. Ce que cela suggère, c'est que lorsqu'il faut sévir contre la Russie, la Suisse est le maillon faible.

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Pourtant le procureur de la Confédération a changé...

La récente interview du nouveau procureur de la Confédération Stefan Blättler dans le Blick m'a beaucoup dérangé. Il a dit qu'il n'y avait pas besoin de réorganiser le bureau des procureurs fédéraux. Pour lui, le passé n'est pas un problème. Il veut se tourner vers l'avenir. Ce ne sont pas les mots d'un réformateur. Ce sont les mots de quelqu'un qui veut maintenir le statu quo.

Le commandant de la police cantonale bernoise Stefan Blättler est le nouveau procureur général de la Confédération. [Keystone - Peter Schneider]
Stefan Blättler. [Keystone - Peter Schneider]

La Russie a placé la Suisse sur sa liste des "pays inamicaux", parce qu'elle s'est alignée sur les sanctions européennes contre Moscou. L'ambassadeur à Berne a d'ailleurs menacé de représailles. Il est donc difficile, depuis quelques semaine, de parler d'une grande complicité entre la Suisse et la Russie...

Les pays eux-mêmes ne sont bien sûr pas de mèche. C'est au niveau de certains individus qu'il y a de la collusion. A haut niveau, la Suisse a toujours eu la bonne approche en disant ce qu'il fallait dire. C'est quand on entre dans la mécanique des choses que les problèmes commencent. On a eu tellement d'exemples de très grosses affaires de corruption en Russie qui ont buté contre le bureau du procureur suisse.

L'exemple le plus dramatique et le plus personnel, pour moi, c'est l'affaire Magnitsky: mon avocat Sergueï Magnitsky a été assassiné en Russie (lire encadré). Vingt millions de dollars liés à son meurtre ont été versés en Suisse. Or, les procureurs suisses vont rendre presque tout cet argent aux criminels russes. Le nouveau procureur n'a pas changé d'avis là-dessus: il va rendre l'argent. Ça dit à peu près tout ce qu'il y a à dire sur la situation en Suisse.

>> Relire : La Suisse adopte de nouvelles sanctions, mais n'interdit pas Russia Today et Sputnik

Qu'est-ce que vous attendez de la Suisse?

Ce que j'en attends immédiatement, c'est que le nouveau procureur rouvre le dossier Magnitsky et saisisse l'argent qui a été gelé au lieu de le rendre. Il enverrait ainsi un signal très fort aux membres du Congrès américain et à de nombreux autres pays qui observent cette affaire et se demandent à quoi joue la Suisse.

Ce que j'en attends immédiatement, c'est que le nouveau procureur rouvre le dossier Magnitsky et saisisse l'argent qui a été gelé au lieu de le rendre

Bill Browder

Est-ce que vous avez obtenu des réponses de la part de la Suisse?

Les seuls signaux que nous avons reçus sont négatifs: nous sommes en conflit devant les tribunaux avec le bureau du procureur de la Confédération. Nous les poursuivons pour qu'ils instruisent cette affaire. Mais ils essaient désespérément d'y mettre fin et de rendre l'argent.

Et avec des politiciens...

Les politiciens sont beaucoup plus à l'écoute. Il y a M. Sommaruga (Carlos Sommaruga, conseiller aux Etats genevois, n.d.l.r.), qui nous a beaucoup aidés dans ce dossier et dans d'autres. Mais ce ne sont pas les politiciens qui gèrent le bureau du procureur. Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est le choisir. Ensuite, c'est à lui de faire son travail ou de ne pas le faire. Dans l'affaire Magnitsky, le nouveau procureur semble simplement s'inscrire dans la tradition de son prédécesseur.

Est-ce que vous avez des contacts avec les autorités fédérales?

Oui. C'est-à-dire que nous avons des contacts formels. Nous leur envoyons des lettres, ils les ignorent et la vie continue. Il n'y a pas de contact informel, et c'est d'ailleurs comme cela que ça doit être puisque nous sommes dans le cadre d'une procédure judiciaire. Mais les autorités devraient se comporter différemment si elles voulaient montrer que la Russie n'a pas la Suisse dans sa poche.

Les autorités devraient se comporter différemment si elles voulaient montrer que la Russie n'a pas la Suisse dans sa poche

Bill Browder

Voyez-vous une explication?

Je n'en sais rien en ce qui concerne le nouveau procureur. Ce que je sais de l'époque de son prédécesseur, c'est que l'un de ses employés du bureau du procureur - un en particulier - s'est laissé corrompre par les Russes. Il a participé à tous ces voyages pour aller chasser l'ours et le sanglier, offerts par des oligarques russes. On lui a donné ensuite pour mission de faire échouer l'affaire Magnitsky et il a réussi.

Est-ce que vous avez des moyens de faire recours?

La voie principale que j'explore en ce moment, c'est celle du Congrès américain, qui est très préoccupé par l'affaire Magnitsky. Je veux l'amener à déclasser la Suisse aux yeux du gouvernement américain, en ce qui concerne l'entraide judiciaire.

Je veux amener le Congrès américain à déclasser la Suisse aux yeux du gouvernement, en ce qui concerne l'entraide judiciaire

Bill Browder

Cela fonctionne-t-il?

Oui. Les parlementaires sont très bien disposés à mon égard. Toute cette histoire les tracasse beaucoup. Un certain nombre de membres du Congrès travaillent sur la loi Magnitsky et sur l'affaire Magnitsky depuis une décennie. Ça m'étonnerait qu'ils assistent à une pareille erreur judiciaire sans rien faire.

Vous le savez, il y a un certain ras-le-bol en Suisse d'être montrés du doigt par de grandes puissances, notamment les Etats-Unis, alors qu'elles n'ont pas forcément des comportements exemplaires...

Il y a une expression célèbre que Vladimir Poutine utilise toujours: "What about this"? (Qu'en est-il de cela?). C'est ce qu'on appelle le "whataboutism", une façon de dévier la conversation. Je pense que la Suisse ne devrait pas s'inquiéter de ce qui se passe dans d'autres pays. Elle devrait mettre de l'ordre dans ses affaires.

Il y a des preuves objectives évidentes que l'affaire Magnitsky et de nombreuses autres affaires russes ont été compromises. Michael Lauber (ancien procureur de la Confédération, n.d.l.r.) a perdu son emploi à cause d'un comportement inapproprié. Un autre - le type qui chasse l'ours - a perdu son emploi à cause d'un comportement inapproprié. Et il y en a plein d'autres qui n'ont pas perdu leur emploi mais qui ont aussi eu un comportement inapproprié. Donc, pointer du doigt d'autres pays et dire: "Oh, nous sommes très bons" n'aide pas à consolider la position de la Suisse durablement comme un lieu de réglementation financière de premier ordre.

>> Lire aussi : La Suisse doit en faire plus pour bloquer les avoirs russes, selon l'ONG Public Eye

Vous ne faites pas partie d'une grande machination pour mettre à terre la place financière suisse...

Je ne fais partie d'aucune machination. Je suis un militant qui se bat pour la justice avec, en face, des gens qui semblent se battre pour l'injustice.

Propos recueillis par Eric Guevara-Frey avec Patrick Chaboudez

Adaptation web: Valentin Jordil

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La réponse du Ministère public de la Confédération

La RTS a proposé au procureur général de la Confédération Stefan Blättler de répondre à Bill Browder (lire ci-dessus). Il a décliné l'invitation, mais le Ministère public de la Confédération (MPC) lui a fait parvenir une réponse écrite. Premier point: le MPC procède de la même manière à l'encontre de toutes les personnes, quelle que soit leur nationalité, donc également à l'encontre de prévenus russes.

Le MPC relève que dans les affaires de blanchiment d'argent, il faut notamment prouver que les fonds en question proviennent d'un crime, ce que l’on appelle l’infraction préalable. Et pour élucider un crime préalable commis à l'étranger, les autorités chargées de l'enquête ont besoin de l'entraide judiciaire de l'Etat concerné.

Le MPC rappelle également que les conditions cadres sont édictées par l’Assemblée fédérale. Il  souligne que le procureur général de la Confédération estime que ces instruments de l'État de droit pourraient encore être développés, en particulier dans le domaine du blanchiment d'argent, mais relève le MPC, il s'agit en fin de compte d'une décision du législateur. Et comme il s'agit d'une procédure toujours en cours, le MPC ne peut pas donner d'informations supplémentaires à ce sujet.

Retour sur l'affaire Magnitsky

Tout commence à Moscou en 2009 avec le décès dans une prison de la capitale russe et dans des circonstances troubles de l'avocat Sergueï Magnitsky. Il avait été engagé par Bill Browder et il avait révélé l'implication de fonctionnaires russes dans une fraude présumée. La société de Bill Browder Hermitage Capital, l'un des fonds d'investissement étranger les plus importants à l'époque en Russie, avait versé 230 millions de francs au fisc russe.

Cette somme aurait été soustraite et placée dans des comptes étrangers par les auteurs de cette arnaque. Une partie de cette somme se retrouve en Suisse. Bill Browder le signale aux autorités suisses et le Ministère public de la Confédération (MPC) ouvre une procédure pénale.

Vingt millions de francs bloqués

Les choses ne se passent pas comme l'espérait Bill Browder. Des comptes sont bloqués dans un premier temps pour une somme de près de 20 millions de francs, mais l'enquête avance très, trop lentement, selon le financier anglo-américain, qui en veut en particulier à l'un des procureurs, dont il demande en vain la récusation.

Ce procureur, selon lui, a des liens avec un agent de Fedpol, l'Office fédéral de la police. Ce dernier s'est rendu à plusieurs reprises en Russie où il a accepté l'invitation du procureur russe à une chasse à l'ours: soupçon de corruption et condamnation du policier en juin 2020.

>> Lire aussi : Condamnation symbolique pour le policier ayant chassé l'ours en Russie

Réévaluer la coopération judiciaire

Dernier élément: le Ministère public de la Confédération décide en novembre 2020 de classer l'enquête sur l'affaire Magnitsky. Le MPC a bien démontré un lien entre la fraude et une partie de l'argent séquestré, mais aucun responsable n'a été désigné. Seule une petite partie de l'argent bloqué - 4 millions de francs - restera en Suisse. Le reste revient aux détenteurs des comptes bloqués. Une décision qui indigne Bill Browder.

Un sénateur républicain Roger Wicker s'en étonne. Il condamne l'immobilisme de l'enquête suisse. Il estime que  "la vulnérabilité du système judiciaire suisse à l'égard des pressions russes". Cette vulnérabilité devrait rendre attentif Washington qui devrait, dit-il, procéder à une réévaluation de la coopération judiciaire entre les Etats-Unis et la Suisse.