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Travail de mémoire courageux et salutaire pour la Suisse, le rapport Bergier a déjà 20 ans

Il y a 20 ans, le rapport Bergier faisait la lumière sur les fonds juifs en déshérence et sur les liens de la Suisse avec l’Allemagne nazie
Il y a 20 ans, le rapport Bergier faisait la lumière sur les fonds juifs en déshérence et sur les liens de la Suisse avec l’Allemagne nazie / 12h45 / 2 min. / le 24 mai 2022
Vingt ans après sa présentation, le rapport Bergier suscite encore la controverse. Nommée par la Confédération pour faire la lumière sur l'attitude de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale, sa commission d'historiens a livré à l'époque un travail colossal.

Le 22 mars 2002, la Commission Bergier livre son rapport final. Près de 11'000 pages et cinq ans de travail mettent en lumière les relations de la Suisse avec l’Allemagne nazie. Le rapport révèle une Suisse qui a refoulé des Juifs tout en ne pouvant ignorer qu'ils étaient condamnés à mourir.

A lui seul, le résumé du rapport Bergier comprend quelque 600 pages. [Keystone - Lukas Lehmann]
A lui seul, le résumé du rapport Bergier comprend quelque 600 pages. [Keystone - Lukas Lehmann]

Il dévoile également un pouvoir politique inféodé aux intérêts économiques du pays, avec notamment le rôle de plaque tournante pour l'or nazi joué par la BNS et les banques suisses. Le mythe d'une Suisse îlot de résistance face à l'Allemagne nazie, sauvée uniquement par la mobilisation et la stratégie du Réduit national, en prend un coup.

Le rapport n'est cependant pas le brûlot anti-patriotique que ses détracteurs ont souvent cherché à dépeindre (lire encadré). Entre autres conclusions, il indique notamment que les relations commerciales entre la Suisse et l'Allemagne nazie n'ont pas eu pour conséquence de prolonger la guerre. Il montre aussi que le soutien de la Suisse envers les Alliés était réel, jusqu'au plus haut degré politique. "Les conclusions du rapport Bergier sont infiniment plus nuancées qu'on ne le croit et elles sont riches en informations inédites", avait résumé en 2004 le journaliste et historien Pietro Boschetti.

Apprendre de ses erreurs

"Je crois que le pays aura pu acquérir une notion à la fois plus riche, plus complète de son histoire, et à travers cela, peut-être, éprouver une forme de libération", avait confié l'historien Jean-François Bergier peu après la remise d'un rapport dont il avait dirigé le travail. Il est décédé depuis, en 2009.

Je crois que le pays aura pu acquérir une notion à la fois plus riche, plus complète de son histoire, et à travers cela, peut-être, éprouver une forme de libération

Jean-François Bergier, historien

"Ce que le Conseil fédéral veut, c'est que l’on discute effectivement des conclusions, qu'on y réfléchisse, que l’on se regarde dans le miroir, et surtout que l’on apprenne de certaines erreurs pour plus que cela ne se reproduise", avait pour sa part déclaré la conseillère fédérale Ruth Dreifuss.

Lancé en pleine affaire des fonds en déshérence

La démarche avait été initiée dans les années 90 après l'affaire des fonds en déshérence à l'époque des plaintes collectives lancées aux Etats-Unis contre les banques suisses. Dans ce contexte, le Conseil fédéral avait nommé cette commission chargée de lever le voile sur les zones d'ombres de l'histoire suisse.

La commission Bergier avait notamment bénéficié d'un accès illimité aux archives privées des entreprises, une décision unique et temporaire: une fois les travaux achevés, le Conseil fédéral avait décidé que ces dernières seraient restituées à leurs propriétaires. Au grand dam des historiens, la crédibilité future de leur travail se trouvant mise à mal par l'impossibilité de consulter leurs sources par la suite.

>> Voir aussi le grand débat de Forum :

Le grand débat (vidéo) - 20 ans après, le rapport Bergier est-il tombé en déshérence?
Le grand débat (vidéo) - 20 ans après, le rapport Bergier est-il tombé en déshérence? / Forum / 21 min. / le 25 mai 2022

Une fierté pour la Suisse

Vingt ans après sa publication, que reste-t-il du rapport Bergier? A-t-il réellement eu l’impact politique souhaité par ses rédacteurs? "Déjà à l'époque, ce travail a été reconnu sur le plan international comme étant de premier ordre. Il y a une certaine fierté, pour la Suisse, d'avoir assumé ce travail de mémoire, d'analyse", a réagi dans le 12h45 de la RTS l'historien à l'Université de Lausanne Marc Perrenoud, à l'époque conseiller scientifique de la Commission Bergier.

Ce rapport a été reconnu sur le plan international comme étant de premier ordre. Il y a une certaine fierté, pour la Suisse, d'avoir assumé ce travail de mémoire, d'analyse

Marc Perrenoud, historien à l'Unil et conseiller scientifique de la Commission Bergier

"En ouvrant les archives privées, on donnait la possibilité aux membres de la Commission d'accéder à des informations qui étaient totalement inconnues de l'immense majorité de la population, à la fois pendant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi par la suite à cause du secret des affaires", précise l'historien.

Un travail crucial

Pour lui, ce genre de travail est d'autant plus crucial dans un contexte actuel où, durant la pandémie de Covid-19, on a par exemple pu voir différents groupes brandir des emblèmes de l'époque nazie, notamment des étoiles jaunes, dans des manifestations d'opposition aux mesures sanitaires. "Il est important d'avoir une connaissance approfondie, différenciée et nuancée de l'histoire, parce qu'autrement, ce sont les mythes, les images stéréotypées qui surnagent et qui sont instrumentalisées".

Il est important d'avoir une connaissance approfondie, différenciée et nuancée de l'histoire. Autrement, mythes et images stéréotypées surnagent et sont instrumentalisés

Marc Perrenoud

Aujourd'hui, la neutralité suisse est à nouveau mise à l'épreuve par l'invasion russe en Ukraine. "Et comme pendant la Seconde Guerre mondiale, on voit qu'elle est utilisée pour justifier tout et son contraire", remarque Marc Perrenoud. "Au fond, la neutralité est un instrument de la politique étrangère. Mais il y a toutes sortes d'autres aspects dans les relations internationales de la Suisse, notamment les relations économiques et financières. C'est autour de ces problèmes de l'histoire économique et financière de la Suisse que des recherches doivent continuer", plaide l'historien.

>> Ecouter son interview mardi dans le 12h45 :

Marc Perrenoud, conseiller scientifique de la Commission Bergier, tire les leçons du travail de mémoire de la Suisse et des conséquences pour sa neutralité
Marc Perrenoud, conseiller scientifique de la Commission Bergier, tire les leçons du travail de mémoire de la Suisse et des conséquences pour sa neutralité / 12h45 / 3 min. / le 24 mai 2022

Sujet TV: Olivier Kohler 
Article web: Vincent Cherpillod

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Un débat hautement émotionnel

Tout au long de la publication de ses différents rapports intermédiaires, entre 1998 et 2002, le travail de la Commission Bergier est resté au coeur de polémiques virulentes. Une certaine coupure avec le quotidien des gens ayant vécu les événements constitue la critique la plus souvent adressée aux historiens qui ont participé à ce travail. On leur reproche de n'avoir pas vécu la guerre, pas vécu dans une Suisse encerclée par les puissances de l'Axe.

"L'une des faiblesses les plus accablantes du rapport réside, selon nous, dans son manque de sensibilité et de compréhension pour le combat existentiel d'un petit peuple et pour ses angoisses: craintes pour son existence physique, pour ses idéaux démocratiques, pour toute sa philosophie de la vie", résume par exemple le groupe de travail "Histoire vécue", constitué de personnalités ayant vécu la période de la guerre.

Critiques virulentes à droite

"Le projet [de permettre à la Suisse de tourner la page des polémiques liées à son rôle durant la Seconde Guerre mondiale] n'a pu être réalisé comme prévu. Diverses circonstances l'ont entravé, en particulier des réticences manifestes d'une partie de la classe politique ou de personnalités qui entendent représenter la 'génération de la Mob'", constatait pour sa part Jean-François Bergier dans la préface d'un livre de vulgarisation du rapport de la Commission, "La Suisse et les nazis", paru en 2004. "Moi qui n'ai jamais eu d'ennemis de ma vie, j'ai dû accepter que le conflit s'engage avec certains groupes", dira aussi Jean-François Bergier.

Le projet n'a pu être réalisé comme prévu. Diverses circonstances l'ont entravé, en particulier des réticences manifestes d'une partie de la classe politique, ou de personnalités qui entendent représenter la 'génération de la Mob'

Jean-François Bergier, historien

Le rapport fera effectivement l'objet de critiques virulentes au sein du monde politique, en particulier à droite. "Les conclusions de la Commission Bergier sont tendancieuses, surtout concernant l'or de la Banque nationale et l'attitude des Suisses face aux réfugiés. Nous les lisons comme un reproche adressé à ceux qui ont vécu la guerre. Ces positions dénotent une volonté politique de salir la Suisse dans son ensemble, à partir de cas isolés", avait par exemple déclaré le conseiller national UDC Luzi Stamm.

Les conclusions de la Commission Bergier sont tendancieuses. Nous les lisons comme un reproche adressé à ceux qui ont vécu la guerre. Elles dénotent une volonté politique de salir la Suisse dans son ensemble, à partir de cas isolés

Luzi Stamm (UDC/GR)

Consensus dans la discipline

Du côté des historiens, le rapport fait largement consensus dans la discipline et les critiques sont essentiellement venues des courants de l'historiographie nationale. Un point fait cependant toujours l'objet d'un désaccord, celui du nombre exact de Juifs refoulés par la Suisse, certaines recherches le revoyant à la baisse.

>> Lire à ce sujet : Le nombre de juifs refoulés par la Suisse pendant la Shoah fait débat

"L'honneur perdu de la Suisse", un miroir des tensions de l'époque

En 1997 déjà, la diffusion dans l'émission Temps Présent du documentaire "L'honneur perdu de la Suisse" sur les ondes de ce qui était encore la TSR a montré l'extrême sensibilité de la question du rôle de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale au sein de la population. En pleine crise des fonds en déshérence, son réalisateur Daniel Monnat s'intéressait à l'obligation, pour notre pays, de revoir son passé durant le conflit.

En dépit des travaux des historiens et d'un enseignement remis à jour dans les écoles, il s'est avéré qu'une majorité de Suisses avaient encore une toute autre vision de l'attitude du pays pendant le conflit, conservant celle d'un pays devant sa liberté à sa farouche mobilisation et à sa volonté de se défendre en cas d'attaque allemande.

Diversité des opinions violée?

Outrés par le documentaire, plusieurs téléspectateurs, relayés par des politiciens, saisissent la justice. Selon eux, l'enquête de Daniel Monnat viole le devoir, pour les contenus radio-télévisés, de présenter les événements de manière fidèle en reflétant la diversité des opinions, afin que le public puisse se forger son propre avis. En clair, il est reproché à l'émission de défendre un point de vue sur les faits, et de ne pas présenter le point de vue opposé.

Mais pour Daniel Monnat, qui réfute les accusations selon lesquelles le documentaire serait unilatéral et tendancieux, les conclusions de l’émission s’appuient sur les travaux des meilleurs spécialistes de l'histoire suisse contemporaine et sur des documents d’archives officiels, donc sur des faits et non des interprétations.

De la censure, selon la Cour européenne des droits de l'Homme

Dans un premier temps, l'Autorité indépendante d’examen des plaintes en matière de radio-télévision (AIEP) balaie ces arguments et considère le documentaire comme un "film à thèse", "engagé" et qui aurait dû être annoncé comme tel par la TSR. Sa diffusion est interdite, une décision confirmée plus tard par le Tribunal fédéral.

Il faudra que l'affaire arrive jusqu'à la Cour européenne des droits de l'Homme pour que celle-ci, en 2006, casse finalement le jugement, invoquant une violation de la liberté d'expression. Pour les juges, "L'honneur perdu de la Suisse" se base sur des recherches historiques menées de bonne foi. Elle se dit "pas convaincue que les motifs retenus par le Tribunal fédéral étaient pertinents et suffisants pour justifier l’admission des plaintes", admission qui a "constitué une espèce de censure" incitant son réalisateur "à ne pas se livrer désormais à des critiques formulées de la sorte". Suite à cette victoire, le documentaire est à nouveau diffusable.

>> Revoir le documentaire :

L'honneur perdu de la Suisse
L'honneur perdu de la Suisse / Histoire vivante / 80 min. / le 23 septembre 2016

A voir aussi: huit documents vidéo datant de l'époque de sa diffusion