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Nicole Lamon: "Ceux qui sont opposés au langage épicène ont peur pour le masculin dominant"

Nicole Lamon. [Alessandro della Valle]
Le français tel quʹon le parle dans les médias / Médialogues / 19 min. / le 14 juin 2022
Depuis quelques années, la langue française est bousculée par de nouveaux courants qui l'estiment trop rigide. Que faut-il faire de l'écriture inclusive, de la nouvelle orthographe ou encore du langage épicène? Nicole Lamon, rédactrice en chef adjointe au Matin Dimanche, est en charge d'une réflexion autour de ces questions pour l'ensemble du groupe Tamedia en Suisse romande.

Les débats sur la langue française se sont récemment multipliés, en France comme en Suisse, avec un nombre d'intervenants qui semble toujours plus important: académiciens, écrivains, linguistes, sociologues, experts en étude de genres, politiques, tout le monde semble avoir un mot à dire sur la façon dont il convient d'écrire.

Le groupe Tamedia a également décidé de porter cette thématique au sein de ses rédactions: "Le monde change, les lecteurs et lectrices changent. Un gros contexte sociétal a imprimé ces changements (...) ces dernières années, on a vu une ouverture vers l'égalité qui s'est accélérée. La langue ne peut faire bande à part et c'est cette réflexion qui nous a guidés pour nous demander à l'intérieur des rédactions Tamedia ce qu'on pouvait faire pour accompagner ces évolutions", explique mardi Nicole Lamon au micro de l'émission Médialogues.

"Un français estampillé par la société patriarcale"

Pour celle qui a également été porte-parole du conseiller fédéral Alain Berset, le français actuellement utilisé dans les titres de Tamedia, mais globalement dans l'ensemble de la presse, est un français qui "découle du français classique, estampillé par l'Académie française, par la société patriarcale de ces dernières décennies et de ces derniers siècles".

"On a un modèle dominant masculin, alors même que les rédactions sont en train de se féminiser, avec énormément de masculins génériques mais aussi beaucoup plus de photos d'hommes que de femmes dans la presse suisse", insiste la journaliste.

Pas de langage inclusif

Le groupe Tamedia n'a cependant pas décidé de se mettre au langage inclusif, notamment en ce qui concerne les polémiques points médians et "x" censés, selon leurs défenseurs, représenter également les personnes non-binaires.

Pour Nicole Lamon, c'est un pas qui aurait sans doute été trop rapide et qui aurait pu choquer ou même faire perdre des abonnés au groupe. La rédactrice en chef adjointe plaide surtout pour une approche graduelle.

"Si l'on veut attirer de plus en plus de femmes et de plus en plus de jeunes, car ce sont les jeunes qui souhaitent ce changement d'écriture et de langue, il faut en passer par là, mais sans rebuter les plus anciens, qui sont aussi respectables et qu'on souhaite évidemment garder. C'est pour cela qu'on prône une évolution progressive, dans le respect de toutes les sensibilités, ou de la plupart d'entre elles."

Et d'ajouter: "Le but n'est pas non plus de choquer ou d'être disruptif, ce n'est pas le rôle des médias. Nous sommes une entreprise médiatique qui fait des journaux populaires qui s'adressent à un grand public. L'écriture inclusive n'est pas encore et ne sera peut-être jamais dans l'usage et ce n'est pas à nous de montrer l'exemple".

>> Réécouter à ce sujet le débat de Forum entre Christina Meissner et Jocelyne Haller :

Une lettre du président de la Confédération repose sur une pile de journaux, photographiée le 7 janvier 2016 à Zurich, en Suisse. [KEYSTONE - Gaetan Bally]KEYSTONE - Gaetan Bally
Faut-il interdire l'écriture inclusive dans les documents de l'administration? Débat entre Christina Meissner et Jocelyn / Forum / 9 min. / le 19 mars 2022

Tamedia en faveur du langage épicène

A l'inverse, la journaliste juge avec sévérité les conservateurs qui seraient opposés au langage épicène (ndlr: différentes règles et pratiques qui cherchent à éviter toute discrimination sexiste dans la langue, en contournant par exemple les masculins génériques, sans avoir recours à l'écriture inclusive).

"Je trouve terriblement dommage de la part de certains conservateurs de diaboliser le langage épicène, parce que ça ne péjore personne. Ceux qui y sont opposés sont des gens qui ont peur pour le masculin dominant", juge-t-elle.

Le groupe Tamedia devrait d'ailleurs prendre ce chemin et intensifier son usage de l'épicène dans ses publications, explique la responsable.

"Un catch généralisé autour de la langue"

Mais Nicole Lamon dit surtout regretter une politisation croissante autour de la langue, une réalité qu'elle associe à "un match de catch généralisé" dans lequel le "nombre d'acteurs sur le ring n'a cessé d'augmenter".

"Il y a quelques décennies, c'était l'Académie française qui faisait la langue et qui faisait autorité et il n'y avait pas vraiment de contestation. On peut le regretter car elle était faite essentiellement par des hommes et pour un système patriarcal (...) mais depuis, nous avons ouvert des boîtes de Pandore", estime-t-elle.

"Alors que l'UDC et une partie du Centre se bloquent dans des positions conservatrices et qu'une frange de la gauche se radicalise autour de la question féministe, les médias doivent surtout se garder de tirer vers ces extrêmes et tenter de prendre un peu de hauteur", conclut-elle.

Propos recueillis par Antoine Droux

Adaptation web: Tristan Hertig

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