L'homme a la cinquantaine, il est né au Kosovo. Il a travaillé pour les Services de renseignement yougoslaves dans les années 1990 avant de devenir un agent double, un "rat" dans le jargon des criminels.
En clair, il infiltre les milieux du crime organisé et vend ses informations aux services de police et de renseignement. Depuis trente ans, il a travaillé avec plusieurs services européens, notamment belges, allemands et suisses. Il est considéré comme une source très fiable.
Cet homme a appris l'existence d'un complot contre l'ex-procureur et conseiller aux Etats tessinois Dick Marty à l'automne 2020, alors qu'il enquêtait pour les Allemands entre la Serbie et le Kosovo. Il entre immédiatement en contact avec FedPol.
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Selon un document du Ministère public de la Confédération (MPC) que la RTS a pu consulter, il l'informe que l'assassinat a été confié à des Serbes, "qui exécutent depuis longtemps de telles missions pour les services secrets serbes et qui ont été formés par ces derniers".
Il s'agirait de "professionnels absolus" qui maîtriseraient l'assassinat "sans laisser de traces". L'un d'entre eux "a déjà introduit des armes en Suisse". Nationalistes et opposés à l'indépendance du Kosovo, ces hommes espèrent que le meurtre de Dick Marty sera imputé au gouvernement kosovar, qui serait ainsi discrédité sur le plan international. L'agent double fournit à la Suisse les noms des commanditaires du meurtre.
"Grave erreur"
"Je leur ai donné beaucoup de très bonnes informations", a expliqué l'informateur à Mise au point. "Mais ensuite, les autorités suisses m'ont grillé. Elles ont commis une grave erreur, je ne comprends pas comment elles ont pu faire une chose pareille!"
Selon son témoignage, que l'enquête de la RTS a pu corroborer, peu après avoir reçu ses informations, les autorités suisses ont envoyé une demande de renseignement à des homologues en poste à Belgrade.
Les autorités suisses m'ont grillé. Elles ont commis une grave erreur, je ne comprends pas comment elles ont pu faire une chose pareille!
FedPol joint à sa demande les noms des commanditaires de l'assassinat. Profitant d'une fuite, ces derniers sont aussitôt mis au courant de la demande helvétique et, par recoupement, comprennent immédiatement qui les a trahis.
"J'étais à Pristina à ce moment, sur le point de me rendre en Serbie pour poursuivre l'enquête. On m'a appelé de Suisse pour me dire que je devais être prudent et rompre tous mes contacts avec le groupe serbe. J'étais furieux! Les Suisses ont tout gâché", s'insurge l'informateur.
L'agent double se rend quand même en Serbie et tente de convaincre les criminels que les informations ne viennent pas de lui. Peine perdue. Il est menacé. Il comprend que sa vie est en danger.
Sous protection en Suisse
Assumant leurs responsabilités, les autorités suisses proposent alors à l'informateur de venir se réfugier en Suisse avec sa femme et ses enfants. FedPol et le MPC lui assurent un anonymat total. Début 2021, l'homme s'installe avec sa famille en Suisse alémanique. Il bénéficie du programme de protection des témoins et une nouvelle identité lui est attribuée. Il est auditionné par le MPC dans le cadre de l'enquête sur Dick Marty.
"J'étais logé et on me donnait 1000 francs par semaine", raconte-t-il. "Ce n'est pas beaucoup compte tenu du fait que j'ai tout perdu. En me grillant, ils ont ruiné trente ans de carrière."
En me grillant, ils ont ruiné trente ans de carrière.
Au fil des semaines, les relations se tendent avec FedPol et le MPC. L'homme ne respecte pas scrupuleusement les règles de sécurité du programme de protection des témoins. Il se rend même dans un pays voisin sans avertir les Suisses.
"C'est vrai que je n'ai pas respecté toutes les consignes", admet-il. "Mais j'ai une fille à l'étranger. Les Suisses m'avaient promis que je pourrais la voir." Début 2022, les autorités suisses en tirent les conséquences et informent l'agent double qu'il n'aura plus droit au programme de protection des témoins dès l’été.
"J'ai quitté la Suisse au printemps, je n'avais pas le choix. Après m'avoir grillé, les Suisses m'ont jeté comme un chien." Contactés par la RTS, FedPol et le MPC n'ont pas souhaité s'exprimer sur cette affaire. Aujourd'hui, l'agent double se cache dans un pays voisin de la Suisse.
Anne-Frédérique Widmann
Vives réactions politiques
Ces révélations de la RTS sur les erreur des la police fédérale suscitent de vives réactions politiques à Berne et inquiètent les membres de la commission de surveillance du Parlement. Certains exigent une enquête parlementaire sur le travail de FedPol.
"Je vais demander qu'une enquête soit ouverte, ce n'est pas admissible qu'on fasse courir de tels risques à des personnes qui ont contribué à la sécurité de la Suisse", annonce le conseiller aux Etats Carlo Sommaruga.
"Quand on reçoit une information d'une telle importance de la part d'un agent double, il est normal de la vérifier. Mais ce qui est moins normal et incompréhensible, c'est de demander cette vérification auprès du service qui aurait commandité les événements", souligne pour sa part le conseiller aux Etats Charles Juillard.
De leur côté, Fedpol et le Ministère public confirment avoir des contacts avec la police serbe, mais réfutent avoir commis des erreurs qui auraient pu conduire à l'identification de l'informateur.
Dick Marty toujours sous protection
Cela fait vingt-et-un mois que Dick Marty vit sous protection policière. Sa maison est truffée de caméras et équipée d'alarmes et d'une pièce sécurisée, une "safe room", où il peut se réfugier en cas d'attaque.
Le complot ayant été rendu public par Mise au Point le 9 avril, le Tessinois de 77 ans aurait pu espérer retrouver une vie normale et paisible. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé.
L'ex-procureur et conseiller aux Etats tessinois court désormais un danger de degré 3, contre 4 précédemment. Ce qui signifie qu'il vit toujours sous haute protection policière, mais que certaines modalités de cette protection se sont un peu allégées. La présence policière est moins invasive, mais il continue à payer un lourd tribut pour son engagement au service de la justice.
Actions prises par la Suisse
Invoquant la sécurité de Dick Marty, FedPol et le MPC n'ont pas souhaité donner plus d'informations sur les menaces qui pèsent actuellement sur lui. "Cela nuirait à l'efficacité des mesures de protection et pourrait compromettre les enquêtes en cours", écrit le MPC. "Nous voulons également éviter que des actes d'imitation ne se produisent."
En juin, la Secrétaire d'Etat Livia Leu s'est rendue à Belgrade et à Pristina. Lors de cette visite officielle, "l'affaire Dick Mary" a été évoquée, confirme le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) qui refuse d'en dire davantage sur la teneur des entretiens.
FedPol a notamment mis en place un échange d'informations avec les autorités policières serbes.
Fin avril, FedPol et le MPC ont dépêché des policiers suisses à Belgrade pour rencontrer leurs homologues serbes. Ils leur ont donné les informations à leur disposition, dont les noms des commanditaires du complot, et les Serbes ont promis de faire des recherches. "FedPol a notamment mis en place un échange d'informations avec les autorités policières serbes. (…) L'échange est professionnel et constructif et se poursuit", déclare le MPC.
La Serbie va-t-elle réellement enquêter et, surtout, poursuivre les commanditaires du meurtre de Dick Marty? "Ces hommes ne vont plus passer à l'acte. Leurs noms sont connus, ce n'est plus possible", affirme l'agent double.
Dick Marty attaqué par l'Albanie
Depuis la fin du printemps, Dick Marty est l'objet d'attaques verbales de la part des autorités albanaises. En attisant le ressentiment contre lui, cette campagne crée potentiellement de nouvelles menaces. En juillet, le Parlement albanais a adopté une résolution remettant en cause le rapport Marty, résolution que le Premier Ministre albanais Edi Rama annonce vouloir déposer en septembre à Strasbourg. "Je vais interpeller le Conseil de l'Europe sur le fait que le rapport Marty est totalement infondé", a-t-il déclaré.
Pour rappel, en 2010, Dick Marty a rédigé un rapport pour le Conseil de l'Europe dénonçant des crimes de guerre commis par des leaders de l'UCK, l'armée de libération du Kosovo. Une enquête internationale conduite par le procureur américain Clint Williamson a ensuite conclu qu'il y avait matière à inculper certains leaders kosovars.
Je vais interpeller le Conseil de l'Europe sur le fait que le rapport Marty est totalement infondé.
Et, à l'automne 2020, le Tribunal spécial pour le Kosovo a inculpé et incarcéré quatre leaders kosovars, dont Hacim Thaci. Bien que Dick Marty n'ait pas collaboré à l'enquête du Tribunal spécial, c'est lui qui est aujourd'hui la cible des autorités albanaises.
Pour l'instant, le DFAE n'a pas réagi à ces attaques. Aucune démarche concrète n'a été entreprise à ce jour par l'Albanie au sein du Conseil de l'Europe, explique le DFAE, qui affirme suivre ce processus de près." La Suisse a soutenu le rapport Marty en 2010 et sa position "n'a pas changé", précise encore Valentin Clivaz, porte-parole du DFAE. La Confédération soutient le Tribunal spécial pour le Kosovo à qui elle fournit des juristes et un juge.